lundi 20 décembre 2010

Le Grand Contournement - Episode 2

Le petit matin incolore nous surprend emmitouflés sous notre couette. Il ne fait pas chaud, à Petra ! Aujourd'hui, nous allons essayer d'aller jusqu'à Damas, en Syrie, et ce n'est pas gagné. En effet, comme en témoignent les ritournelles lancinantes des muezzins qui, pendant plus d'une heure, répètent en boucle que Dieu est grand, c'est le premier jour de l'Aïd, non celui de la fin du Ramadan, que nous avions fêté à Zanzibar, mais celui qui célèbre la mise à l'épreuve d'Abraham par Dieu (qui est grand). A la réception de l'auberge, on nous avait dit que le bus viendrait nous chercher à 7h, avec d'autres voyageurs. Au final, nous devons attendre à la station de bus jusqu'à 8h passées, le temps que le minibus arrive et se remplisse. Le chauffeur, voyant que les trois quarts de ses passagers sont étrangers, cherche à en profiter et veut surtaxer les bagages. Mais à nous, on ne la fait plus ! Nous roulons sur des routes qui me semblent désertes, ou bien c'est peut-être je pique un peu trop du nez, toute courbatue que je suis de la grande balade de la veille dans les ruines ensablées.

Première étape : nous arrivons à Amman, la capitale jordanienne. Agrippée aux flancs des collines, la ville renvoie le reflet morne d'un jour férié. Il nous faut prendre un taxi pour nous rendre à une autre gare routière, d'où partent habituellement les bus pour la Syrie. L'endroit semble abandonné, rideaux baissés et circulation effacée. Il y a bien quelques grands bus qui attendent, mais personne alentour pour nous renseigner. On tombe sur les employés d'une compagnie de transports, mais la communication est heurtée, entre leur anglais basique et notre arabe rudimentaire. Comme on a l'impression qu'ils cherchent à nous embobiner, on part manger des kebabs (aussi parce qu'on avait faim). Le serveur, radieux de nous voir dévorer nos rouleaux de viande, change même de chaîne de télévision, pour nous épargner les prières à la gloire de Dieu (qui, malgré tout, est grand). Il nous confirme qu'aujourd'hui, et pendant quatre jours consécutifs, il n'y aura que des taxis pour nous emmener jusqu'à Damas. Ça nous ennuie, car nous n'avions pas vraiment prévu de dépenser 35 euros pour aller jusqu'à la frontière. En même temps, nous n'allons pas rester ici jusqu'à la fin de l'Aïd. Les chauffeurs de taxis que nous abordons tordent le nez quand nous leur disons que nous n'avons pas de visa syrien. Ils arguent que, dans un cas comme le nôtre, les formalités durent des heures. L'un d'eux accepte finalement de nous emmener jusqu'à la frontière, où il nous laissera nous débrouiller pour effectuer nos formalités puis trouver un autre transport. Nous quittons donc Amman le jour même, sur une autre route impeccablement lisse, où des panneaux indiquent la direction à prendre pour aller au Liban ou en Irak. Nous, nous suivons celui qui flèche "Syrie". De part et d'autre de la voie, le paysage ne verse pas une larme sur son sort aride. Le chauffeur discute avec un troisième passager, un petit homme souriant qui s'avère être un douanier. Je crois qu'ils parlent de nous, parce que par moments, ils baissent inutilement la voix, en oubliant toutefois de ne pas nous pointer du doigt.

A la frontière, le douanier va prendre son poste, tandis le chauffeur nous indique les guichets où nous devons remplir les formalités de sortie de la Jordanie. Le douanier qui tamponne nos passeports s'assure que nous avons bien goûté des spécialités de viande de son pays. On dit oui pour lui faire plaisir. On traverse le no-man's-land en voiture, le coeur battant et les mains moites, car nous ne sommes pas sûrs de pouvoir obtenir nos visas et passer. Officiellement, la Syrie exige qu'un ressortissant français demande son visa en France, mais nous avons lu sur des forums qu'il est possible de l'obtenir au poste-frontière. Mais Sandra et Julien, rencontrés dans l'épisode 1, nous ont raconté qu'ils avaient été refoulés, ce qu'on met malgré tout sur le compte de leur passage en Israël, le voisin haï par les Syriens. N'empêche qu'on n'est pas sûrs à 100%. Le hall où nous devons présenter nos passeports est calme, il n'y a pas grand-monde. Le douanier nous interroge, veut savoir pourquoi nous n'avons pas de visas. Jérémie explique brièvement la situation. On nous fait patienter. Je me sens comme avant un oral, faussement calme pour donner le change, mais en-dedans, incapable d'aligner deux idées cohérentes. Le douanier nous rappelle, nous demande nos professions. Comme toujours, je réponds : "Publisher", c'est le plus simple. Et comme toujours, on me répond : "What's that?" Personne ne connaît ce métier. Préciser "I make books" rend à coup sûr mes interlocuteurs perplexes. Pour Jérémie, c'est plus facile et plus clair : "Professor". Veinard, qui rentre si facilement dans une case ! En tout cas, le douanier qui vient de téléphoner à son supérieur nous considère comme inoffensifs et nous indique le guichet où nous pouvons payer nos visas, ouf ! Dieu (Toi qui es si grand), merci, nous passons !

Pendant que nous finalisons nos formalités, un homme nous propose de nous véhiculer jusqu'à Damas, pour une somme cette fois plus que raisonnable. Nous acceptons... pour apprendre une fois arrivés devant sa voiture qu'il veut nous faire asseoir tous les deux sur le siège passager, à l'avant ! Je me mets en pétard, trouvant cela dangereux et inconfortable, si tant est seulement que nous puissions réellement nous installer à deux sur ce seul siège. Par chance, les trois passagers supplémentaires s'avèrent être une sympathique famille de Pakistanais. Le père accepte de se mettre à l'avant, avec son fils de 6 ans sur les genoux. Nous réalisons en bavardant avec eux qu'ils avaient déjà payé tout le taxi, sans avoir été mis au courant que d'autres passagers feraient le trajet avec eux. Dans le business, tous les coups sont permis, tant qu'on garde le sourire, n'est-ce pas ?

Le filou nous dépose juste à l'entrée de Damas, où nous devons prendre le troisième taxi de la journée. Nous arrivons fatigués, avec l'impression d'avoir dépensé trop d'argent, mais au final, nous sommes fiers d'avoir atteint le but que nous nous étions fixé en début de journée. Pour fêter ça, nous nous offrons un bon repas servi par des croque-morts au sourire un peu glaçant. Jérémie se délecte de couilles de mouton, tandis que je bois une soupe de champignons. Riz au lait en dessert ! Quand la note arrive, ça pourrait nous couper l'appétit si nous en avions encore : ici, ils tarifent les serviettes en papier et les crudités vinaigrées servies en entrée sans qu'on les ait demandées (nous, naïfs venant de Jordanie, nous avons cru que c'était offert). Enfin, on s'y fera, durant le peu de temps que nous passerons à Damas. Cela ne nous empêchera pas de nous régaler d'autres plats ailleurs, malheureusement toujours servis par des croque-morts. Mais je garderai un souvenir fabuleux d'une soupe de lait caillé au mouton !

Quant à Damas, la dame de l'Orient, elle nous laissera un souvenir étrange. Il faut dire que pendant l'Aïd, seules quelques boutiques gardent leur devanture ouverte. Pour le reste, c'est ville morte. Aucune circulation, très peu de passants dans la rue. Et Dieu (qui est grand) qu'il fait froid ! On sent qu'on commence à remonter vers le nord. Certes, le macadam est loin de scintiller de givre le matin, mais nous avons perdu l'habitude de nous engoncer dans nos polairs pour éviter le vent sournois qui se faufile par le col. On se réconforte avec les douceurs festives dont les pâtissiers encombrent leurs vitrines. L'un d'eux y a même fait pousser un palmier en assemblant des biscuits fourrés à la pâte de datte. Fabuleux !

Nous commençons par nous reposer, car entre Petra et la grande journée de transit, nous nous sentons crevés comme de vieux ballons de foot après le Mondial. Quand nous allons à un cyber-café pour mettre les blogs à jour, Jérémie découvre que blogspot n'est pas accessible. Le responsable du cyber, qui a une astuce pour contourner le blocage, nous explique que les blogs sont généralement interdits en Syrie. C'est bien la première fois depuis le début du voyage que nous sommes personnellement confrontés à la censure. Ironie du sort : le lendemain, nous découvrons une librairie ouverte, dans laquelle le seul livre d'occasion en français est un San Antonio pas piqué des vers ! On se demande en riant sous cape comment réagirait le libraire s'il apprenait les cochoncetés que renferme ce bouquin.

Pour le reste, on se balade un peu dans la vieille ville, aux ruelles tantôt désertes, tantôt bondées de monde. On se perd pour de faux, puisque Cap'taine Jérémie retrouve toujours le Nord. Les étroits passages silencieux nous mettent mal à l'aise, tant le calme paraît inhabituel. Il faut dire aussi que cette partie-là de la ville semble s'écrouler lentement sur elle-même, faute de rénovation. Des arches soutiennent les façades, des étais empêchent les murs de tomber, certaines maisons penchent dangereusement. On se demande presque combien de temps encore les os sans âge de la ville vont supporter son poids. La lumière ne passe que rarement pour égayer les camaïeux de gris qui dominent. Ce quartier me donne l'impression d'une énorme pierre dans laquelle de petits rongeurs auraient creusé leurs galeries et leurs terriers, tant l'espace est surchargé de constructions et de soutiens aux constructions, et de soutiens aux soutiens. Des passages entiers sont couverts et font l'effet de rues intérieures.

C'est dans les rues plus larges que se concentre l'animation, avec les boutiques de babioles, les vendeurs de sucreries et les fiers-à-bras qui éprouvent leur force à des machines où il faut envoyer un poids le plus haut possible sur ses rails verticaux. On sent que c'est fête, les gens semblent désoeuvrés. Sans but, les flâneurs s'amusent d'un rien, achètent des poupées et des boissons sucrées. Parfois, une procession menée par des hommes enturbannés. Souvent, des femmes couvertes d'un long voile noir qu'elles tiennent avec leurs dents. Entre les rues abandonnées et celles débordant de monde, nous avons du mal à nous sentir bien. Sous le porche d'entrée de la fameuse grande mosquée, c'est la foire d'empoigne : trop de fidèles veulent prier. Nous renonçons à la visite.

Le quatrième et dernier jour de l'Aïd, nous nous décidons à continuer notre route, direction la Turquie. Ayant raté de peu le bus de 9h30, nous patientons sur un banc, le temps que celui de 10h30 arrive. La gare routière nous rappelle celles d'Amérique latine, avec leurs départs réguliers comme des horloges. Les regards sont déjà un peu plus fuyants, les sourires plus discrets, on sent qu'on se rapproche de l'Europe. Les gens arborent des tenues vestimentaires plus variées, et leurs yeux sont parfois bleus. Le bus qui nous emmène jusqu'à Latakya trace sur une autoroute sans histoire. La télévision diffuse un feuilleton syrien qui raconte les frasques d'un chauffeur de taxi. Malgré tout, je m'endors.

Le trajet dure plus longtemps que nous ne l'escomptions, et quand nous accédons à la ville, la lumière se fait déjà vespérale. Pourtant, il est à peine 15 heures. Mais ici, les pendules se fichent du rythme du soleil, qui ne se lève pourtant pas si tard. Absurdité de la vie moderne ! Latakya s'avère être une grande ville d'autant plus moche que le bus nous dépose loin du bord de mer, qui semble de toute façon envahi par des chantiers navals. Alors que nous voulions passer une soirée tranquille ici, avec balade près de la Méditerranée, nous ne sommes finalement guère emballés. Nous trouvons sans mal un demi-truand qui empoche une grasse commission pour nous emmener plus loin, là où stationne un bus qui va à Antakya, la première grande ville turque après la frontière. Autant avancer.

Le trajet, encore une fois, est bien plus lent que nous l'aurions espéré. Les passagers parlent fort, certains fument, alors que les fenêtres du bus sont scellées. La climatisation souffle d'abord trop froid, puis trop chaud. Le tout, avec une route qui zigue et qui zague, dans un paysage de moins en moins éclairé. Avant d'atteindre la frontière, on s'arrête devant une boutique où les passagers turcs font le plein d'énormes boîtes de biscuits et de thé. C'est un peu le duty-free du coin. A la douane, nous nous retrouvons avec un groupe d'étudiants polonais en Erasmus ; ils ont profité de l'Aïd pour quitter la Turquie et visiter un peu la Syrie. Les douaniers s'assurent une nouvelle fois, par une batterie de questions, que nous sommes d'honnêtes gens qui n'ont jamais mis les pieds en Israël. C'est une véritable obsession ! Puis, à l'entrée en territoire turc, en attendant que les douaniers qui, bien au chaud dans leur abri, nous font envie avec leurs verres de thé fumant et une généreuse boîte de loukoums, tamponnent nos passeports, nous bavardons en frissonnant avec un biologiste libanais qui a passé quelque temps à Lyon. Nous atteignons Antakya en début de nuit. La gare routière est loin de tout, mais le tenancier d'un bistrot change nos derniers billets syriens, nous indique un hôtel rudimentaire installé dans la gare et nous prépare des sandwiches grillés. Cerise sur le loukoum, on arrive à acheter des billets de bus pour Istanbul ! Ce n'était pas gagné, car en cette fin de week-end prolongé, ils affichaient presque tous plein. Finalement, on a bien envie de le dire nous aussi, que Dieu est grand !

lundi 13 décembre 2010

Le Grand Contournement - Episode 1

Depuis quelques semaines, il était devenu clair que nous ne voulions pas rentrer en France par avion depuis Le Caire, comme nous l'avions prévu au départ. N'ayant jamais vécu à l'étranger aussi longtemps, nous avions peur de subir un choc trop grand en atterrissant dans un aéroport français, plein de Français francophones, aux préoccupations franco-françaises dont nous avions progressivement oublié la teneur, surtout que nous n'avions que très peu lu la presse en ligne, à vrai dire trop déprimante quand on vit dans l'enthousiasme de la découverte permanente. Restait à choisir l'itinéraire par voie terrestre et maritime. Quitter l'Egypte par l'ouest en traversant la Libye semblait promettre une route fascinante à travers le désert, mais cela impliquait une demande de visa libyen compliquée, ainsi qu'une escorte obligatoire durant tout le trajet en Libye. Mauvaise idée, donc.
Nous avons donc opté pour un Grand Contournement de la Méditerranée, par l'est.

Avant d'atteindre Nuweiba, sur la côte est du Sinaï, une rude nuit de route nous a rappelé le trajet pour La Paz en Bolivie, puisque là encore, notre bus, à force d'émettre d'affreuses effluves de caoutchouc chaud, a été décrété inapte à la circulation en plein milieu de nuit. Le chauffeur, qui écoutait des prêches religieux enregistrés sur une cassette, s'est donc résolu à cesser de conduire au pas, pour attendre qu'un bus en bon état vienne nous récupérer. Drôle d'impression, de rouler dans la nuit noire du désert en se disant que c'est une fichue nuit blanche ! Nuweiba au petit matin a des airs sinistres, avec ses chats borgnes et crasseux qui se poursuivent, faisant fi de la foule silencieuse qui fait la queue en attendant l'embarquement. Des hommes en transit dorment sur les bancs, enroulés dans des couvertures ; d'autres, ceux qui tiennent les cafés, ont le regard un peu trop éveillé de ceux qui vont faire de bonnes affaires.

En attendant l'ouverture du guichet où nous pourrons acheter nos tickets de ferry pour Aqaba, première étape en Jordanie, nous allons nous asseoir sur un bout de plage sale, face au bleu éclatant d'une mer Rouge qui ne mérite pas son nom. Plus tard, munis de nos billets, nous attendons dans un hall sombre, encombré de bancs trop étroits. D'un côté d'une grille, les hommes seuls, nombreux, et de l'autre côté, les familles avec femmes et enfants. Cela crée une ambiance bizarre. Les mouches s'agglutinent par grappes sur les crachats, épluchures et autres déchets qui jonchent le sol. Il n'y a pas d'eau courante aux toilettes. Jérémie peste : « On se croirait dans un camp de réfugiés ! » Il y a de quoi râler, en effet, car nous avons quand même déboursé 150 dollars pour un trajet qui ne va durer qu'une heure et demie. En plus, nous ne partons qu'à 14 heures au lieu des 11 heures annoncées...

Sur le ferry, il est interdit d'aller sur le pont extérieur, alors nous restons bien sagement assis sur nos sièges moelleux. Tandis que Jérémie bavarde avec un Saoudien qui tient à lui donner contacts et conseils pour la suite de notre séjour, je m'assoupis doucement. A l'arrivée, nous patientons avant de remplir les formalités d'entrée sur le territoire jordanien. Il y a en effet tout un groupe de dames suisses en émoi, car leur guide n'est pas là pour les accueillir, et elles doivent faire tamponner leurs passeports elles-mêmes. On a tout notre temps. Dans la vitrine de la boutique Duty Free, on s'amuse à remarquer un parfum soi-disant français : « L'eau » de Dupont, Paris. On se demande sous quel pont a été puisée cette eau !

Avec seulement 3 dinars en poche (soit 3 euros) issus du change de nos dernières livres égyptiennes, nous nous arrangeons avec un chauffeur de minibus qui conduit un groupe de jeunes à Petra : il nous déposera près du centre d'Aqaba. Nous n'irons à Petra que dans quelques jours. Nous restons silencieux pendant ce trajet, qui nous fait longer le Golfe d'Aqaba, bleu et blond, la mer bordée de désert. Les jeunes vacanciers ne se préoccupent pas de commenter le paysage, absorbés par le récit trop bavard d'un Canadien fier de raconter comment il s'est fait arnaquer maintes et moult fois en Egypte...

A Aqaba, nous prenons le temps de nous reposer et d'écrire, régalés et repus de fêta fraîche, d'olives noires et de crudités. La ville affiche des airs proprets, avec ses petits jardins publics, ses nombreuses poubelles de rue, son front de mer bordé de palmiers. Nous prenons l'habitude d'aller voir le soleil se coucher derrière les montagnes d'Israël, à seulement quelques encablures sur la rive d'en face. On soupçonne les Jordaniens d'avoir exprès planté ici le plus grand drapeau du monde, pour narguer le pays voisin. Même s'il est difficile de savoir comment les gens du coin vivent le fait d'être si proches d'Israël, nous ressentons un vif malaise lorsqu'un restaurateur entreprend de nous servir, avant les kebabs que nous avions commandés, un discours antisémite nauséabond. Il a même le culot de nous dire que Sarkozy est en fait un Israélien qui n'aurait quitté son pays qu'en 1998 ! On n'aime pas le nabot, mais on n'aime pas non plus les mensonges proférés par de fieffés ânes !

Dans le minibus pour Wadi Moussa, le village proche de Petra, nous faisons la connaissance de Sandra et Julien, deux jeunes mariés qui commencent une lune de miel plutôt originale, puisqu'ils viennent d'entamer... un tour du monde d'une année ! On discute pendant tout le trajet, les uns curieux du périple des autres. Pendant ce temps, les montagnes vagabondent autour de la route bien lisse, comme les hautes vagues immobiles d'une vaste mer sableuse. Ils nous quittent en chemin, car eux sont déjà allés à Petra. Quant à nous, à l'arrivée à Wadi Moussa, nous prenons une chambre où, pour la première fois depuis des mois, nous re-découvrons un radiateur ! Il n'est pas en marche, mais quand même... En fin d'après-midi, nous allons nous promener dans les champs d'oliviers avoisinants. Tout est tellement paisible que nous choisissons une petite clairière pour faire du tai-chi face au soleil couchant. L'appel à la prière, clamé depuis 6 ou 7 mosquées différentes, vient troubler la fin de ce moment de détente... Nous rentrons à la nuit tombée, escortés par une volée de gamins aux piaillements de moineaux. Le plus âgé, un adolescent un peu simplet, s'enhardit jusqu'à me caresser la tête. Il me montre à Jérémie en levant le pouce, l'air de dire : « Elle est trop cool, ta femme ! »

Le lendemain matin, nous nous levons tôt pour aller visiter le site archéologique de Petra, cette antique ville nabatéenne. Dès l'entrée du site, je suis happée par la magie tranquille des lieux. Nous passons devant des « maisons de djinns », gros blocs de roche claire taillés en cube et percés d'une porte destinée à accueillir les esprits des montagnes pour qu'ils restent bienveillants envers les habitants des lieux et les visiteurs. Le paysage pierreux, aussi sec qu'une souche morte, est ponctué de collines et de roches monumentales, aux contours arrondis par les vents. On a l'impression d'être déglutis petit à petit par la montagne, dont l'oesophage se rétrécit et s'assombrit au fur et à mesure qu'il s'approfondit. Par endroits, le sol pavé rappelle que ces fous de Romains y ont ajouté leur grain de sel. Nous sommes impressionnés par les rigoles creusées à un mètre de hauteur dans la paroi ; il est difficile d'imaginer que des averses orageuses étaient dangereuses au point de transformer ce goulet en torrent, phénomène enrayé depuis des siècles par la construction, un peu plus loin, d'un canal souterrain. De part et d'autre du chemin, des niches sculptées sur la paroi servent d'abris à d'invisibles dieux protecteurs. Plus loin, les restes d'une caravane de chameaux trois fois plus grande que nature se devinent encore dans la pierre, malgré les coups de gomme donnés par les vents millénaires. Un peu plus loin encore, un arbre a réussi à s'infiltrer entre des fissures, et pousse comme il peut, tordu mais ferme sur son tronc à la fibre sèche. Le soleil peine à se frayer un chemin jusqu'au sol, et il ne fait pas chaud, à marcher ainsi.

Au bout du défilé, Jérémie sait qu'une surprise m'attend, puisque c'est pour elle qu'il a voulu m'emmener sur ce site qu'il avait déjà visité. Je ne distingue d'abord que la lumière plus vive, due à l'élargissement du goulet... puis je réalise ! C'est une façade immense qui, de loin paraît déjà monumentale et, de près, me laisse bouche bée. Cette tombe extravagante couleur saumon a été profondément creusée dans la montagne, et ornée à l'entrée de colonnes, chapiteaux et statues directement extraits de la paroi. Ça me rappelle l'anecdote racontée dans Le Monde de Sophie : une petite fille va tous les jours rendre visite à un sculpteur. Au bout de plusieurs semaines, l'artiste a fini son oeuvre, c'est un grand cheval de marbre cabré dans sa course. La petite fille demande alors au sculpteur : « Comment savais-tu que le cheval était caché dans le bloc de pierre ? » Moi, pareil, je me demande comment les Nabatéens ont deviné qu'une si belle façade se cachait dans cette montagne... La construction troglodyte monte tellement haut que les artisans ont dû creuser une sorte d'échelle, c'est-à-dire une succession de trous qui leur donnaient suffisamment de prise pour pouvoir grimper jusqu'en haut.

Vous riez du chapeau ? Mais sachez que El Sombrero Magico a voyagé depuis l'Argentine pour pouvoir se la jouer Indiana Jones à Petra ! Et toc !

Le reste du site, gigantesque, est à l'avenant : des falaises percées et sculptées, des sculptures lentement polies par les vents chargés de sable, des veines de roches naturellement colorées, comme par une étrange peinture minérale... Outre les tombes, il reste un théâtre romain, un temple plus qu'imposant, et des colonnades à demi reconstituées. Les tremblements de terre successifs ont définitivement détruit les maisons et commerces de l'antique cité. Nous y passons la journée entière, trop heureux de nous essouffler dans les escaliers escarpés menant aux points de vue. Ça faisait longtemps que nous n'avions pas crapahuté ainsi !

Bien sûr, comme sur tous les sites exceptionnels, il y a foule. Les tours en chameau ou à cheval se changent en tours à dos d'âne dans les pentes raides, ce qui a pour effet de restituer au site son animation originelle, au prix, tout de même, d'un sol jonché de crottin. Moins rigolo, des échoppes de souvenirs sont installées n'importe où, n'importe comment, au mépris de la magie de Petra, qui réside avant tout dans la beauté de ses paysages. Même les points de vue sont occupés ! Et tout ça, pour vendre des colliers, des bibelots, de vieilles pièces de monnaie couvertes de vert-de-gris et autoproclamées « authentiquement antiques ».

Mais l'ignominie va encore plus loin : des enfants travaillent sur le site. Certains tempèreraient peut-être qu'ils ne font « que » vendre des cartes postales ou marchander des souvenirs ; seulement, ils n'ont guère plus de 12 ans, les plus jeunes 6 à peine, une tranche d'âge pour laquelle le monde occidental s'accorde à dire que la scolarité est tant un devoir qu'un droit inaliénable. J'entends une touriste, la trentaine, demander à un gamin combien il gagne par jour avec ses cartes postales, et s'il s'achète des bonbons avec cet argent... Elle semble croire qu'il fait ça pour s'amuser et se faire de l'argent de poche ! L'UNESCO, qui a inscrit le site sur la liste du Patrimoine mondial de l'Humanité, aurait-il donc honteusement oublié d'y envoyer l'UNICEF pour y protéger ces enfants ?

vendredi 10 décembre 2010

Le budget en Egypte

Quand on arrive en Egypte depuis le Soudan, on est frappé par deux « détails » gros comme des nez au milieu de deux visages et, comme dirait Panoramix, quels nez ! D'une part, la qualité des hôtels et des repas grimpe en flèche, alors que les prix restent équivalents à ceux du Soudan, et auraient même plutôt tendance à baisser. D'autre part, les relations avec les gens se compliquent méchamment. A cela, nous voyons une explication centrale (comme le nez, compas de la figure (de style)) : le tourisme de masse. On a déjà parlé de notre effarement face aux alignements d'hôtels flottants à Assouan, alors on ne va pas enfoncer le clou, même si ça nous donnerait l'illusion que le clou en question pourrait entraîner dans le paquebot une sournoise arrivée d'eau qui l'aiderait à clouer, je veux dire à couler... Euh, enfin, bref...

Mais quand même, dans cette rubrique budget, on avait bien envie de souligner que ce tourisme de masse, s'il offre aux voyageurs fatigués une impérieuse et impériale impression de repos, grâce à de bons lits, des salles de bains privées et non privées de propreté, une nourriture variée, une douche chaude au robinet et de l'air frais à la clim, sans compter l'eau courante potable, ce tourisme de masse, donc, n'en reste pas moins le fléau que nous avions constaté à Bali, et qui se retrouve ici démultiplié, probablement parce qu'il y est encore plus massif (proximité de l'Europe) et encore plus ancien (n'oublions pas qu'Agatha Christie en personne venait y passer ses vacances). Du coup, c'est le truc habituel : quand un bus coûte 1 Egyptian Pound (EP) par personne -et notez que c'est le cas dans tous les centre-villes que nous avons visités-, le receveur annonce 10 ou 15, quand un épicier nous voit revenir plusieurs jours de suite, il augmente ses prix au fil des jours, quand on s'approche d'un site touristique, les vendeurs de souvenirs et les conducteurs de calèches ne nous lâchent pas, etc, etc. On ne va pas dresser la liste, mais vous l'aurez compris : ça tape sur le système. A tel point qu'on n'a pas eu le courage de s'arrêter à Louksor, malgré les merveilles que le site semble promettre.

Le pire, c'est que les autres Egyptiens, ceux qui ne travaillent pas dans l'industrie du tourisme, sont adorables ! Les invitations à boire le thé fusent, et on a l'impression d'être à nouveau au Soudan. Après tout, ne nous a-t-on pas dit, un jour, qu'il s'agit en fait d'un seul et même peuple ? Du coup, ce pays devient un paradoxe intéressant : des gens fantastiques mais pas grand-chose à voir à certains endroits, et ailleurs, des sites exceptionnels mais des gens exécrables avec des dollars à la place des yeux. Pas facile de tracer un itinéraire satisfaisant là-dedans !

Pour schématiser, disons que l'Egypte est un désert, traversé du Sud au Nord par le Nil, fleuve-dieu qui suscite depuis des siècles une vie foisonnante. Aujourd'hui, parallèles au fleuve, il y a les villes, les routes, la voie ferrée. Et, bien sûr, les innombrables vestiges pharaoniques qui attirent les féroces hordes en short. Car les pharaons avaient déjà bien compris le truc : sans Nil, point de salut. Le hic, c'est que ces vestiges sont tellement nombreux qu'on a du mal à trouver les villes où les pieds des touristes n'ont jamais posé la main. Alors nous, ce qu'on a fait, c'est qu'on a choisi des sites pas trop connus, pour jouir d'une paix relative dans notre quotidien : les tombes des nobles à Assouan (25 EP par personne), l'extraordinaire temple d'Edfu (60 EP par personne), les incontournables pyramides de Giza (60 EP par personne), le musée national du Caire, fascinant (60 EP par personne), le décevant musée d'art moderne du Caire (30 EP par personne). On s'est déjà régalés avec tout ça ! Vous pouvez trouver une liste des prix des autres sites en cliquant ici ; ce n'est pas tout à fait à jour, mais ça donne un ordre de grandeur. Notez que tous les sites affichent des prix officiels, imprimés en clair sur les billets d'entrée. Donc là, au moins, pas d'embrouille.

Pour se déplacer dans le pays, nous avons toujours pris le train, un modèle de ponctualité et de confort. On prenait les billets la veille, au guichet, et c'était simple comme salam aleikoum. La 3e classe, non climatisée, rappelle les trains indonésiens, avec ses fumeurs, ses vendeurs ambulants, ses mendiants et son ambiance familiale. En octobre, nous avons trouvé que la clim ne se justifiait pas, et nous avons fait dans cette classe les trajets Assouan-Edfu (10 EP par personne, 2 heures) et Edfu-Assiut (17,50 EP par personne, 6 heures). En revanche, nous avons opté pour la 2e classe pour les trajets Assiut-Le Caire (40 EP par personne, 6 heures), Le Caire-Alexandrie (40 EP par personne, 4 heures) et Alexandrie-Ismailia (30 EP par personne, 3 heures), pour bénéficier d'un confort un peu meilleur, avec des sièges inclinables un peu plus moelleux. Le paysage qui défile par les vitres s'avère assez monotone, comme savent l'être les vastes plaines plates creusées par de larges fleuves. Nous n'avons pris le bus qu'une seule fois, entre Ismailia et Nuweiba (Sinaï), pour le prix exorbitant de 90 EP par personne ; une expérience peu réjouissante, car le bus, qui ne quitte Ismailia qu'à 22h (un seul bus par jour), est parti avec deux heures de retard, pour tomber en panne au milieu de la nuit. Heureusement, nous avons été récupérés par un bus correct, qui nous a fait arriver vers 6h.

Quant aux hôtels, toujours avec salles de bains privées, ils étaient de qualités et prix variables : à Assouan, nous avons payé 70 EP pour une chambre double impeccable avec climatisation et petit déjeuner égyptien copieux (hôtel El Safa, près de la gare, avec une équipe super sympa) ; à Edfu 40 EP pour une chambre double miteuse et sale, avec ventilo poussif et draps non changés (proche du temple) ; à Assiut 100 EP pour une chambre double correcte (hôtel El Hossein, proche de la gare) ; au Caire 120 EP pour une chambre double « vintage », style grande-tante sympa, avec climatisation (inutile en cette saison), petit déjeuner égyptien un peu maigre et, malheureusement un peu envahissante, une colonie de petits cafards (hôtel Happy Dreams, proche de la gare centrale) ; à Alexandrie 150 EP pour une belle chambre double avec balcon et petit déjeuner (on ne se souvient pas du nom, mais c'était encore pas très loin de la gare, un quartier un peu bruyant). Nous avons été frappés de voir que les lits doubles n'existent pas en Egypte, ou du moins pas dans les hôtels que nous avons fréquentés, ce qui renforce notre impression que les relations de couple ne sont pas très funky, ici. Sherif, notre ami éditeur rencontré au Caire, s'est montré stupéfait d'apprendre que nos rares désaccords de couple se résolvent toujours par le dialogue. Il a également exprimé beaucoup de surprise quand nous lui avons dit que nous faisions compte commun, et que ce n'était pas rare en France : en Egypte, nous a-t-il expliqué, c'est l'homme qui pourvoit aux besoins de la famille (loyer, nourriture, carburant...), même si la femme travaille aussi. Pourtant, ses nombreux contacts et voyages en Europe l'avaient déjà mis au courant de ces particularités !

Mais pour en revenir aux hôtels, nous avons été confrontés à Assiut à une loi égyptienne qui est tue dans les zones touristiques : un couple non marié n'a pas le droit de dormir dans la même chambre. Le réceptionniste du premier hôtel où nous sommes entrés a demandé à voir notre certificat de mariage, voyant que je ne portais pas le même nom que Jérémie. En fait, il est interdit à une femme de prendre une chambre d'hôtel avec un homme qui n'est pas de sa famille (mari, père, frère). Sherif nous a appris par la suite que les jeunes mariés égyptiens reçoivent immédiatement une sorte de petite carte attestant qu'ils sont un couple officiel et légitime. Et ensuite, c'est comme notre Carte Vitale, ils la gardent toujours sur eux. Les lois sont considérablement assouplies pour les touristes, mais dans les zones qui n'attirent presque aucun étranger, elles ressurgissent avec leur glaive d'airain. A Ismailia, avant d'être hébergés par notre ami Foad, on s'est même entendu dire qu'un hôtel était plein, alors que le tableau de la réception arborait une collection de clés indiquant clairement qu'une vingtaine de chambres au moins étaient libres. Mais des gens un peu tatillons sur la loi, et surtout sur la religion, peuvent se montrer intraitables face à d'affreux mécréants aux moeurs dévoyées.

Au final, on a le sentiment que ce pays est traversé par de nombreux malaises. La religion se montre omniprésente, avec d'absurdes appels à la prière lancés par des hauts-parleurs qui grésillent et s'égosillent cinq fois par jour, comme s'il s'agissait du concours de celui qui crie le plus fort. A 4h30 du matin, réveillée par ces muezzins trop zélés, je ne pouvais m'empêcher de penser aux télécrans qu'Orwell a inventés dans 1984. Il m'a d'ailleurs semblé que l'Islam dur connaît en Egypte un succès que je n'avais pas remarqué il y a dix ans : je ne me rappelle pas avoir vu tant de femmes portant le sinistre voile noir intégral qu'elles soulèvent du bout des doigts quand elles mangent au restaurant. Quant aux autres voiles, ils sont certes de toutes les couleurs, mais ils ne laissent voir que l'ovale du visage, masquant cheveux, oreilles, cou, nuque et épaules. Seules les chrétiennes qui, souvent, portent bien en vue une croix en pendentif, semblent s'autoriser à ne pas se couvrir la tête. Le malaise est palpable lorsqu'on observe les relations homme-femme. L'anecdote du certificat de mariage le résume parfaitement : hors du mariage, les hommes et les femmes ne se fréquentent pas. Cela suscite chez beaucoup de jeunes un désarroi terrible, car ceux qui n'ont ni les moyens d'aller à l'université (où ils seraient moins soumis à des regards pesants), ni Internet pour flirter sur MSN, ni une famille réputée pour bénéficier d'un mariage arrangé, attendent désespérément un geste du ciel pour trouver leur âme soeur. Nous avons été stupéfaits d'entendre un jeune de notre âge raconter que, puisqu'il a une fiancée, il ne répond pas aux filles qui lui adressent la parole sans être accompagnées d'un homme.

Tout cela donne l'impression que l'Egypte n'est pas un pays où il fait bon vivre, ce dont les milliers de touristes qui y passent n'ont peut-être pas conscience. D'ailleurs, le tourisme de masse, exclusivement ciblé sur les ruines de palais, tombes et temples antiques, doit donner aux Egyptiens modernes la triste impression que, dans le fond, personne ne s'intéresse à eux ni à leur mode de vie.