lundi 13 décembre 2010

Le Grand Contournement - Episode 1

Depuis quelques semaines, il était devenu clair que nous ne voulions pas rentrer en France par avion depuis Le Caire, comme nous l'avions prévu au départ. N'ayant jamais vécu à l'étranger aussi longtemps, nous avions peur de subir un choc trop grand en atterrissant dans un aéroport français, plein de Français francophones, aux préoccupations franco-françaises dont nous avions progressivement oublié la teneur, surtout que nous n'avions que très peu lu la presse en ligne, à vrai dire trop déprimante quand on vit dans l'enthousiasme de la découverte permanente. Restait à choisir l'itinéraire par voie terrestre et maritime. Quitter l'Egypte par l'ouest en traversant la Libye semblait promettre une route fascinante à travers le désert, mais cela impliquait une demande de visa libyen compliquée, ainsi qu'une escorte obligatoire durant tout le trajet en Libye. Mauvaise idée, donc.
Nous avons donc opté pour un Grand Contournement de la Méditerranée, par l'est.

Avant d'atteindre Nuweiba, sur la côte est du Sinaï, une rude nuit de route nous a rappelé le trajet pour La Paz en Bolivie, puisque là encore, notre bus, à force d'émettre d'affreuses effluves de caoutchouc chaud, a été décrété inapte à la circulation en plein milieu de nuit. Le chauffeur, qui écoutait des prêches religieux enregistrés sur une cassette, s'est donc résolu à cesser de conduire au pas, pour attendre qu'un bus en bon état vienne nous récupérer. Drôle d'impression, de rouler dans la nuit noire du désert en se disant que c'est une fichue nuit blanche ! Nuweiba au petit matin a des airs sinistres, avec ses chats borgnes et crasseux qui se poursuivent, faisant fi de la foule silencieuse qui fait la queue en attendant l'embarquement. Des hommes en transit dorment sur les bancs, enroulés dans des couvertures ; d'autres, ceux qui tiennent les cafés, ont le regard un peu trop éveillé de ceux qui vont faire de bonnes affaires.

En attendant l'ouverture du guichet où nous pourrons acheter nos tickets de ferry pour Aqaba, première étape en Jordanie, nous allons nous asseoir sur un bout de plage sale, face au bleu éclatant d'une mer Rouge qui ne mérite pas son nom. Plus tard, munis de nos billets, nous attendons dans un hall sombre, encombré de bancs trop étroits. D'un côté d'une grille, les hommes seuls, nombreux, et de l'autre côté, les familles avec femmes et enfants. Cela crée une ambiance bizarre. Les mouches s'agglutinent par grappes sur les crachats, épluchures et autres déchets qui jonchent le sol. Il n'y a pas d'eau courante aux toilettes. Jérémie peste : « On se croirait dans un camp de réfugiés ! » Il y a de quoi râler, en effet, car nous avons quand même déboursé 150 dollars pour un trajet qui ne va durer qu'une heure et demie. En plus, nous ne partons qu'à 14 heures au lieu des 11 heures annoncées...

Sur le ferry, il est interdit d'aller sur le pont extérieur, alors nous restons bien sagement assis sur nos sièges moelleux. Tandis que Jérémie bavarde avec un Saoudien qui tient à lui donner contacts et conseils pour la suite de notre séjour, je m'assoupis doucement. A l'arrivée, nous patientons avant de remplir les formalités d'entrée sur le territoire jordanien. Il y a en effet tout un groupe de dames suisses en émoi, car leur guide n'est pas là pour les accueillir, et elles doivent faire tamponner leurs passeports elles-mêmes. On a tout notre temps. Dans la vitrine de la boutique Duty Free, on s'amuse à remarquer un parfum soi-disant français : « L'eau » de Dupont, Paris. On se demande sous quel pont a été puisée cette eau !

Avec seulement 3 dinars en poche (soit 3 euros) issus du change de nos dernières livres égyptiennes, nous nous arrangeons avec un chauffeur de minibus qui conduit un groupe de jeunes à Petra : il nous déposera près du centre d'Aqaba. Nous n'irons à Petra que dans quelques jours. Nous restons silencieux pendant ce trajet, qui nous fait longer le Golfe d'Aqaba, bleu et blond, la mer bordée de désert. Les jeunes vacanciers ne se préoccupent pas de commenter le paysage, absorbés par le récit trop bavard d'un Canadien fier de raconter comment il s'est fait arnaquer maintes et moult fois en Egypte...

A Aqaba, nous prenons le temps de nous reposer et d'écrire, régalés et repus de fêta fraîche, d'olives noires et de crudités. La ville affiche des airs proprets, avec ses petits jardins publics, ses nombreuses poubelles de rue, son front de mer bordé de palmiers. Nous prenons l'habitude d'aller voir le soleil se coucher derrière les montagnes d'Israël, à seulement quelques encablures sur la rive d'en face. On soupçonne les Jordaniens d'avoir exprès planté ici le plus grand drapeau du monde, pour narguer le pays voisin. Même s'il est difficile de savoir comment les gens du coin vivent le fait d'être si proches d'Israël, nous ressentons un vif malaise lorsqu'un restaurateur entreprend de nous servir, avant les kebabs que nous avions commandés, un discours antisémite nauséabond. Il a même le culot de nous dire que Sarkozy est en fait un Israélien qui n'aurait quitté son pays qu'en 1998 ! On n'aime pas le nabot, mais on n'aime pas non plus les mensonges proférés par de fieffés ânes !

Dans le minibus pour Wadi Moussa, le village proche de Petra, nous faisons la connaissance de Sandra et Julien, deux jeunes mariés qui commencent une lune de miel plutôt originale, puisqu'ils viennent d'entamer... un tour du monde d'une année ! On discute pendant tout le trajet, les uns curieux du périple des autres. Pendant ce temps, les montagnes vagabondent autour de la route bien lisse, comme les hautes vagues immobiles d'une vaste mer sableuse. Ils nous quittent en chemin, car eux sont déjà allés à Petra. Quant à nous, à l'arrivée à Wadi Moussa, nous prenons une chambre où, pour la première fois depuis des mois, nous re-découvrons un radiateur ! Il n'est pas en marche, mais quand même... En fin d'après-midi, nous allons nous promener dans les champs d'oliviers avoisinants. Tout est tellement paisible que nous choisissons une petite clairière pour faire du tai-chi face au soleil couchant. L'appel à la prière, clamé depuis 6 ou 7 mosquées différentes, vient troubler la fin de ce moment de détente... Nous rentrons à la nuit tombée, escortés par une volée de gamins aux piaillements de moineaux. Le plus âgé, un adolescent un peu simplet, s'enhardit jusqu'à me caresser la tête. Il me montre à Jérémie en levant le pouce, l'air de dire : « Elle est trop cool, ta femme ! »

Le lendemain matin, nous nous levons tôt pour aller visiter le site archéologique de Petra, cette antique ville nabatéenne. Dès l'entrée du site, je suis happée par la magie tranquille des lieux. Nous passons devant des « maisons de djinns », gros blocs de roche claire taillés en cube et percés d'une porte destinée à accueillir les esprits des montagnes pour qu'ils restent bienveillants envers les habitants des lieux et les visiteurs. Le paysage pierreux, aussi sec qu'une souche morte, est ponctué de collines et de roches monumentales, aux contours arrondis par les vents. On a l'impression d'être déglutis petit à petit par la montagne, dont l'oesophage se rétrécit et s'assombrit au fur et à mesure qu'il s'approfondit. Par endroits, le sol pavé rappelle que ces fous de Romains y ont ajouté leur grain de sel. Nous sommes impressionnés par les rigoles creusées à un mètre de hauteur dans la paroi ; il est difficile d'imaginer que des averses orageuses étaient dangereuses au point de transformer ce goulet en torrent, phénomène enrayé depuis des siècles par la construction, un peu plus loin, d'un canal souterrain. De part et d'autre du chemin, des niches sculptées sur la paroi servent d'abris à d'invisibles dieux protecteurs. Plus loin, les restes d'une caravane de chameaux trois fois plus grande que nature se devinent encore dans la pierre, malgré les coups de gomme donnés par les vents millénaires. Un peu plus loin encore, un arbre a réussi à s'infiltrer entre des fissures, et pousse comme il peut, tordu mais ferme sur son tronc à la fibre sèche. Le soleil peine à se frayer un chemin jusqu'au sol, et il ne fait pas chaud, à marcher ainsi.

Au bout du défilé, Jérémie sait qu'une surprise m'attend, puisque c'est pour elle qu'il a voulu m'emmener sur ce site qu'il avait déjà visité. Je ne distingue d'abord que la lumière plus vive, due à l'élargissement du goulet... puis je réalise ! C'est une façade immense qui, de loin paraît déjà monumentale et, de près, me laisse bouche bée. Cette tombe extravagante couleur saumon a été profondément creusée dans la montagne, et ornée à l'entrée de colonnes, chapiteaux et statues directement extraits de la paroi. Ça me rappelle l'anecdote racontée dans Le Monde de Sophie : une petite fille va tous les jours rendre visite à un sculpteur. Au bout de plusieurs semaines, l'artiste a fini son oeuvre, c'est un grand cheval de marbre cabré dans sa course. La petite fille demande alors au sculpteur : « Comment savais-tu que le cheval était caché dans le bloc de pierre ? » Moi, pareil, je me demande comment les Nabatéens ont deviné qu'une si belle façade se cachait dans cette montagne... La construction troglodyte monte tellement haut que les artisans ont dû creuser une sorte d'échelle, c'est-à-dire une succession de trous qui leur donnaient suffisamment de prise pour pouvoir grimper jusqu'en haut.

Vous riez du chapeau ? Mais sachez que El Sombrero Magico a voyagé depuis l'Argentine pour pouvoir se la jouer Indiana Jones à Petra ! Et toc !

Le reste du site, gigantesque, est à l'avenant : des falaises percées et sculptées, des sculptures lentement polies par les vents chargés de sable, des veines de roches naturellement colorées, comme par une étrange peinture minérale... Outre les tombes, il reste un théâtre romain, un temple plus qu'imposant, et des colonnades à demi reconstituées. Les tremblements de terre successifs ont définitivement détruit les maisons et commerces de l'antique cité. Nous y passons la journée entière, trop heureux de nous essouffler dans les escaliers escarpés menant aux points de vue. Ça faisait longtemps que nous n'avions pas crapahuté ainsi !

Bien sûr, comme sur tous les sites exceptionnels, il y a foule. Les tours en chameau ou à cheval se changent en tours à dos d'âne dans les pentes raides, ce qui a pour effet de restituer au site son animation originelle, au prix, tout de même, d'un sol jonché de crottin. Moins rigolo, des échoppes de souvenirs sont installées n'importe où, n'importe comment, au mépris de la magie de Petra, qui réside avant tout dans la beauté de ses paysages. Même les points de vue sont occupés ! Et tout ça, pour vendre des colliers, des bibelots, de vieilles pièces de monnaie couvertes de vert-de-gris et autoproclamées « authentiquement antiques ».

Mais l'ignominie va encore plus loin : des enfants travaillent sur le site. Certains tempèreraient peut-être qu'ils ne font « que » vendre des cartes postales ou marchander des souvenirs ; seulement, ils n'ont guère plus de 12 ans, les plus jeunes 6 à peine, une tranche d'âge pour laquelle le monde occidental s'accorde à dire que la scolarité est tant un devoir qu'un droit inaliénable. J'entends une touriste, la trentaine, demander à un gamin combien il gagne par jour avec ses cartes postales, et s'il s'achète des bonbons avec cet argent... Elle semble croire qu'il fait ça pour s'amuser et se faire de l'argent de poche ! L'UNESCO, qui a inscrit le site sur la liste du Patrimoine mondial de l'Humanité, aurait-il donc honteusement oublié d'y envoyer l'UNICEF pour y protéger ces enfants ?

1 commentaire:

  1. Les photos sont magnifiques!!
    Moi ca m' fait beaucoup rire de vous imaginer dans votre escargot-bus au son des préches de l'autoradio!!!
    Oui oui il m'en faut peu!! Que voulez vous, "heureux le simple d'esprit"!!!

    RépondreSupprimer