lundi 24 janvier 2011
...la Venise sur le gâteau
Affamés, nous ne nous attardons cependant pas à l’intérieur, et filons dans le petit restaurant conseillé par la réceptionniste. Nous déjeunons avec Marie et Fanfan, qui sont de fort agréable compagnie. Spaghetti en entrée, saumon ensuite, tiramisu en dessert. Ah, la douceur de vivre à l’italienne ! C’est d’autant plus agréable après deux jours de casse-croûtes froids. Nous nous séparons pour la balade de l’après-midi, chaque couple de son côté, flânant en amoureux. Malgré le vent glacial et chargé de pluie, Jérémie et moi restons dehors, happés par la magie des lieux. Les précipitations trop abondantes ont fait déborder les canaux et, quand il n’y a pas les astucieuses passerelles, on se mouille un peu les pieds. Mais, sans se laisser distraire par le manque de confort, nous crapahutons tout l’après-midi, le nez en l’air et le cœur en fête. On a l’impression de découvrir un trésor à chaque coin de rue : placette, statue, église, canal… On peine à imaginer l’opulence extravagante des hommes qui ont érigé cette ville. En fin de journée, transis de froid, nous rentrons enfiler des vêtements secs, avant de retrouver Marie et Fanfan pour le dîner. Ce soir, c’est pizza pour eux, lasagnes pour moi et, en guise de marche digestive, nous cherchons un glacier, duquel nous ressortons avec chacun un cornet à trois boules à la main !
Le lendemain matin, Jérémie et moi partons tôt, sacs au dos, pour prendre le train pour Milan. Nous traversons la plane campagne italienne, éblouissante de neige. De Milan, le trajet sera rapide pour atteindre Monaco, puis Nice. Ce tour du monde en (presque) 420 jours boucle sa boucle…
La cerise sur le bateau...
Plus tard, après un pique-nique frugal, nous marchons vers une librairie que nous venons de repérer. Toute à la joie d’entrer dans la boutique, je franchis sans m’en rendre compte une piste cyclable sur laquelle, malheureusement, arrive un vélo. Perdu dans ses pensées, le cycliste ne me voit qu’à la dernière minute et freine au moment où sa roue me heurte la jambe. Plus de peur que de mal, mais je suis stupéfaite que, face à mes excuses, l’homme ne trouve rien de mieux à faire que vociférer ! Certes, j’étais dans mon tort, mais l’ayant reconnu par des excuses et étant dans l’affaire la seule personne lésée (oh, un bleu, tout au plus), je m’attendais à finir sur un sourire, fût-il contrit. Bienvenue en Europe, c’est ça ? L’Eldorado où les gens ne se parlent qu’à travers la loi ? Je me console dans la librairie, où nous finissons tout de même par entrer. Ce beau lieu, impeccablement rangé, avec des livres bien mis en valeur, et une adorable vendeuse, me rappelle qu’il existe encore des îlots protégés de la bêtise. Quoique… N’est-ce pas là où je surprends une vieille mémère en train de replier discrètement la carte routière qu’elle venait de déchirer, pour la remettre en rayon comme si de rien n’était ? Bienvenue en Europe…
Nous prenons le train pour Athènes en fin d’après-midi, heureux de nous rapprocher peu à peu de notre point d’arrivée (ou de départ, selon comme on envisage les choses). Le train est confortable, bien éclairé, propre et, devant nous, un couple d’adolescents s’embrasse à pleine langue. A Athènes, nous aurions voulu continuer notre route directement jusqu’à Patras, mais nous arrivons encore une demi-heure trop tard. Dommage, cette succession de petits loupés, car nous aurions pu être dans le ferry pour l’Italie ce soir, mais il nous faudra à la place dormir à côté de la gare. Le lendemain matin, nous profitons d’un buffet petit-déjeuner qui, enfin, nous réconcilie avec l’Europe, même si la télé et l’indifférence presque impolie de la serveuse pourraient encore nous donner matière à râler.
Faute d’explications, nous ratons presque notre train pour Patras ! Le guichetier ne nous avait pas précisé qu’il y avait une correspondance… Les gens ne communiquent donc pas, ici ? Ah, si, ils se donnent des coups de coude quand ils voient un papa asiatique jouer avec son petit garçon : « Tching tchang, Jacky Chang ! », gloussent deux hommes derrière son dos. Pas besoin de parler grec pour comprendre…
Bref, nous essayons de ne pas déprimer et de profiter de la vue sur la mer, que le train longe de près. Il faut ensuite prendre un bus, car la voie de chemin de fer est en réfection. Le chauffeur conduit comme un dingue, ce qui ne choque personne. En fait, sur une route à double sens, les gens conduisent sur la bande d’arrêt d’urgence, pour laisser les plus rapides doubler. Du coup, la voie principale est réduite, et le bus n’hésite pas à doubler même si un autre véhicule se profile en face. Ça me donne un peu mal au cœur, mais heureusement, le conducteur a choisi une radio de chansons folkloriques délicieusement kitsch. A Patras, il fait froid, et de nombreux zonards errent à proximité des quais d’embarquement. Un Irakien nous aborde pour savoir si un ferry part pour l’Italie ce soir. Nous blaguons deux minutes avec un Sénégalais qui vend des parapluies. Ici, on est aux portes de l’Europe qui fait rêver l’Afrique… Nous restons au bord de l’eau un moment puis, quand nous commençons à avoir trop froid, nous entrons dans un petit restaurant familial où nous nous délectons de soupe de poisson et de pommes de terre. Les nappes à carreaux, la décoration vieillotte mais colorée et le large sourire de la patronne, nous remontent un peu le moral.
Notre ferry pour Venise part à minuit, alors il faut encore tuer un peu de temps, dans le hall d’embarquement et la boutique duty-free pleine de cigarettes, chocolats et parfums. Quand, enfin, nous montons à bord, les camionneurs sont loin d’avoir fini d’embarquer. Nous partons finalement vers 1h. En cette saison (nous sommes fin novembre), le ferry est presque vide. On ne croise que les camionneurs esseulés et quelques voyageurs. Les rangées de sièges vides, les buvettes fermées et le bruit de nos pas sur les moquettes bleues et violettes, donnent une impression bizarre, comme si on avait embarqué sur un vaisseau fantôme. Et puis, il ne fait pas chaud. Pourtant, je suis émerveillée : un si beau gros bateau, je n’avais encore jamais vu ça ! Nous explorons chaque pont de fond en comble, pour finalement conclure qu’il n’y a pas grand-chose à faire, à part dormir, lire et regarder le temps qui file dans l’écume, à l’arrière du bateau. Heureusement, nous faisons la connaissance de Marie et Fanfan, qui rentrent d’un tour d’Europe en stop. Avec eux, on ne s’ennuie pas ! Nous regardons ensemble le paquebot larguer ses amarres et s’éloigner de Patras qui, éclairé dans la nuit, semble presque beau. Au loin, un incroyable pont suspendu se bombe au-dessus de l’eau. Et puis il fait trop froid et trop humide, alors on rentre dormir. Jérémie et moi installons nos duvets par terre, dans un coin ; les cabines étaient bien sûr trop chères. De toute façon, il n’y a personne à la ronde. Seule la lumière trop vive nous gêne un peu.
Au petit matin, à l’escale sur l’île de Corfou, quelques passagers supplémentaires montent à bord. Alors qu’il reste plein de places ailleurs, deux Allemands s’installent juste en face de nous, probablement parce que ces sièges correspondent aux numéros de leurs billets. Ils sont discrets, mais l’odeur de leurs sandwiches au saucisson à l’ail, elle, ne l’est pas, et signe la fin de cette nuit trop courte. Jusqu’à l’arrivée à Venise, ils ne bougeront pas de leurs sièges, les bougres ! Quant à nous, nous refaisons le tour du bateau, Jérémie s’octroie un entraînement complet de karaté tandis que je bouquine, nous profitons d’une belle éclaircie pour admirer en plein air les côtes de la mer Adriatique. Nous passons aussi un bon moment avec Marie et Fanfan, qui nous montrent leur carnet de voyage bourré de photos et de collages. Comme ils ont un ordinateur et des films, nous improvisons un cinéma en posant l’ordinateur sur une poubelle, et on rigole bien en regardant L’Italien. La journée passe finalement plus vite que nous l’avions craint. Les camionneurs, quant à eux, se désennuient en jouant aux machines à sous.
Pour cette deuxième nuit à bord, Jérémie et moi avons repéré l’espace de la classe affaires, complètement inoccupé et, surtout, plongé dans l’obscurité. Ici, nous sommes sûrs de n’être dérangés ni par la lumière, ni par des Allemands mangeurs de saucisson à l’ail ! Quand je me lave le lendemain à l’aube, dans la cabine de WC équipée d’un pommeau de douche, je me dis que je commençais à m’habituer à la vie à bord. Pour autant, plus la côte approche, plus je me sens surexcitée. Il faut dire que ça tient chaud, de sauter partout comme une puce. Parce que Venise fin novembre, c’est humide et froid ! Nous avons beau empiler nos tee-shirts, polairs et cirés, nous réalisons que nous ne sommes vraiment pas équipés pour l’hiver européen. Marie et Fanfan qui, eux, avaient d’abord prévu d’aller en Norvège, nous font envie avec leurs énormes anoraks qui leur donnent des airs de scaphandriers. On a les joues fouettées par le froid, et il nous faut régulièrement nous abriter à l’intérieur pour nous protéger des bourrasques. Mais, peu à peu, Venise émerge de la brume, d’abord grise et informe, puis de plus en plus précise et polychrome. C’est un petit matin de dimanche, et la ville semble morte, immobile dans sa profonde hibernation. Mais j’aperçois soudain un parapluie qui, bien ouvert, trotte menu sur un pont arqué comme un sourcil surpris. Et puis les toits et les clochers finissent par prendre forme, à quelques encablures de notre paquebot pesant qui longe les rives à un rythme lent, comme pour signifier sa majesté face aux vaporetti et, à la fois, son respect pour la ville...
lundi 10 janvier 2011
Le Grand Contournement - Episode 3
Une jeune femme, Funda, avec qui nous avions échangé quelques mots la veille au soir, comprend que nous nous sentons un peu perdus, et se propose de nous accompagner jusqu’au centre. De fil en aiguille, elle décide de nous inviter à prendre le petit-déjeuner chez elle. Un de ses amis, Nejat, est venu la chercher, et se joint à nous. Je réalise avec stupeur que je suis étonnée de retrouver l’amitié hommes-femmes, qui avait totalement disparu dans le monde arabe. Ici, ce n’est ni rare ni mal vu que deux célibataires, amis depuis la fac, se fréquentent hors de toute relation maritale, en tout bien tout honneur. Psychiatre, Funda porte sous les yeux de lourds cernes – elle n’a pas le temps de se reposer, entre sa thèse, les cours qu’elle donne à l’université et, déjà, les quelques patients qu’elle suit, dont une vieille dame atteinte de la maladie d’Alzheimer et qui parle espagnol et français dans son sommeil. Nejat, quant à lui, faute de pouvoir faire valoir son diplôme de physique, s’est engagé dans la police turque.
Quand nous arrivons à l’appartement de Funda, nous y sommes accueillis par Yasemine, sa petite sœur, qui exerce quant à elle le métier d’institutrice. Alors qu’elle ne parle pas anglais, nous la comprenons bien, grâce à ses amples gesticulations et ses grands éclats de rire. Elle explique que travailler avec des enfants l’aide à se montrer explicite face à n’importe quel interlocuteur. Peu à peu, la table se couvre de plats sucrés et salés. Fromage aux herbes et aux épices, œufs brouillés, baguette fraîche, confitures, Nutella, tomates, concombres… De quoi nous remettre du manque de sommeil qui nous assomme ! L’appartement rappelle incroyablement les studios étudiants que nous avons pu connaître chez des amis parisiens ou lyonnais : poster de Charlie Chaplin, photos sur le frigo, bibliothèque pleine à craquer… Pas de doute, nous sommes bien de retour en Europe. Nous passons une bonne partie de la journée à bavarder avec le joyeux trio, qui nous montre des photos et nous parle d’Istanbul. Avant de nous accompagner au centre, Yasemine se fait un honneur de lire l’avenir de Jérémie dans le marc de son café. Elle lui promet des moments radieux et nous la croyons bien volontiers. Nous ne savons pas quand nous les reverrons, les amis d’Istanbul, mais savoir qu’ils sont là, ça fait chaud au cœur.
Nous trouvons un petit hôtel dans une rue tranquille non loin du quartier touristique. La pizza que nous mangeons pour terminer la journée est garnie de trois sortes de saucisses différentes, et servie par un jeune qui, comme Nejat, se revendique kurde. Funda et Yasemine, quant à elles, mettaient en avant leur appartenance au groupe arabophone. En une journée à peine, je réalise la richesse et la complexité de l’identité turque. Le soir, nous sommes contents que le radiateur fonctionne. C’est la mi-novembre, nous entrons à petits pas dans l’hiver européen.
Pour Jérémie qui la connaissait déjà, comme pour moi qui la découvre, Istanbul est fascinante, avec ses bras de Bosphore et de Corne d’Or chargés de bateaux en mouvement permanent, ses innombrables mosquées comme autant de phares trapus au-dessus de la mer urbaine, ses vendeurs d’anneaux au sésame, dont nous ferons notre régal pour les prochains petits-déjeuners…
Sainte-Sophie, église monumentale bâtie par les Romains, transformée en mosquée par la suite, et en musée aujourd’hui afin de couper court aux éventuelles revendications cultuelles, nous laisse béats d’admiration, tant la vieille pierre grise respire l’orgueil de la bâtisse qui a duré et durera plus que n’importe quel être humain ici-bas. En photo, ça ne rend pas grand-chose, les jeux de lumière sont trop fugaces, les mosaïques dorées accrochées trop haut, les espaces trop volumineux. Mais à voir, on se sent tout petit ! Quant aux mosquées, nous visitons la fameuse Mosquée Bleue, qui porte bien son nom mais nous émeut moins qu’une autre (dont on a oublié le nom), plus loin du centre. Nous arrivons juste à l’heure de la prière du midi, alors nous patientons dans les jardins que le froid rend immobiles et nus. Des chats traversent silencieusement les pelouses endormies. La pierre se fait froide sous nos fesses. Puis, la mosquée se vide et nous pouvons nous asseoir, pieds nus, sur les tapis multicolores, la nuque pliée en arrière à force de détailler les coupoles ouvragées des plafonds, les arches ciselées, les faïences peintes. On entend à peine les marmonnements d’un vieux qui prie. Les bruits de la rue sont dilués dans de l’encre invisible.
Sur les conseils de Funda, nous entrons aussi dans les citernes de la basilique, un imposant espace souterrain presque vidé de son eau pour permettre aux visiteurs de circuler sur des passerelles. Les colonnes, délicatement éclairées à leur base, se reflètent dans le bassin, dans un jeu tremblotant d’ombres et de lumières. Un soir, nous nous baladons sur l’avenue piétonne qui mène à la fameuse place Taksim. Entre les boutiques de fringues clonées sur les tristes modèles européens et américains, s’impose un nombre épatant de librairies. Ça fait plaisir à voir ! Et puis nous visitons le musée d’art moderne, comme partout inégal, entre d’une part des délires d’artistes mégalomanes et/ou dépressifs, et d’autre part de petites merveilles de fantaisie poétique, comme cette sphère décomposée en miroirs et vitres éclairés de l’intérieur, devant laquelle nous restons hypnotisés, retenant presque notre souffle. En sortant, la magie se prolonge d’une autre manière, avec une moussaka fondante servie par un papi en tablier de cuisine dans son minuscule restaurant non loin du musée. Et puis comme il fait doux, nous prenons le temps de contempler le détroit du Bosphore, où les bateaux semblent suivre la course erratique d’auto-tamponneuses, sans bien sûr aller jusqu’à se heurter. Des mouettes profiteuses suivent leur sillage.
On se sent bien, ici. Mais nous reviendrons. Après trois jours, il est temps de repartir, et nous prenons le train de nuit pour Thessalonique, en Grèce. Vers minuit, des douaniers nous tirent du sommeil dans lequel le doux rythme des rails nous a fait basculer. Pour la première fois depuis plus d’un an, nous passons une frontière sans recevoir de tampon sur nos passeports. Nous voici en Union Européenne.
lundi 20 décembre 2010
Le Grand Contournement - Episode 2
Première étape : nous arrivons à Amman, la capitale jordanienne. Agrippée aux flancs des collines, la ville renvoie le reflet morne d'un jour férié. Il nous faut prendre un taxi pour nous rendre à une autre gare routière, d'où partent habituellement les bus pour la Syrie. L'endroit semble abandonné, rideaux baissés et circulation effacée. Il y a bien quelques grands bus qui attendent, mais personne alentour pour nous renseigner. On tombe sur les employés d'une compagnie de transports, mais la communication est heurtée, entre leur anglais basique et notre arabe rudimentaire. Comme on a l'impression qu'ils cherchent à nous embobiner, on part manger des kebabs (aussi parce qu'on avait faim). Le serveur, radieux de nous voir dévorer nos rouleaux de viande, change même de chaîne de télévision, pour nous épargner les prières à la gloire de Dieu (qui, malgré tout, est grand). Il nous confirme qu'aujourd'hui, et pendant quatre jours consécutifs, il n'y aura que des taxis pour nous emmener jusqu'à Damas. Ça nous ennuie, car nous n'avions pas vraiment prévu de dépenser 35 euros pour aller jusqu'à la frontière. En même temps, nous n'allons pas rester ici jusqu'à la fin de l'Aïd. Les chauffeurs de taxis que nous abordons tordent le nez quand nous leur disons que nous n'avons pas de visa syrien. Ils arguent que, dans un cas comme le nôtre, les formalités durent des heures. L'un d'eux accepte finalement de nous emmener jusqu'à la frontière, où il nous laissera nous débrouiller pour effectuer nos formalités puis trouver un autre transport. Nous quittons donc Amman le jour même, sur une autre route impeccablement lisse, où des panneaux indiquent la direction à prendre pour aller au Liban ou en Irak. Nous, nous suivons celui qui flèche "Syrie". De part et d'autre de la voie, le paysage ne verse pas une larme sur son sort aride. Le chauffeur discute avec un troisième passager, un petit homme souriant qui s'avère être un douanier. Je crois qu'ils parlent de nous, parce que par moments, ils baissent inutilement la voix, en oubliant toutefois de ne pas nous pointer du doigt.
A la frontière, le douanier va prendre son poste, tandis le chauffeur nous indique les guichets où nous devons remplir les formalités de sortie de la Jordanie. Le douanier qui tamponne nos passeports s'assure que nous avons bien goûté des spécialités de viande de son pays. On dit oui pour lui faire plaisir. On traverse le no-man's-land en voiture, le coeur battant et les mains moites, car nous ne sommes pas sûrs de pouvoir obtenir nos visas et passer. Officiellement, la Syrie exige qu'un ressortissant français demande son visa en France, mais nous avons lu sur des forums qu'il est possible de l'obtenir au poste-frontière. Mais Sandra et Julien, rencontrés dans l'épisode 1, nous ont raconté qu'ils avaient été refoulés, ce qu'on met malgré tout sur le compte de leur passage en Israël, le voisin haï par les Syriens. N'empêche qu'on n'est pas sûrs à 100%. Le hall où nous devons présenter nos passeports est calme, il n'y a pas grand-monde. Le douanier nous interroge, veut savoir pourquoi nous n'avons pas de visas. Jérémie explique brièvement la situation. On nous fait patienter. Je me sens comme avant un oral, faussement calme pour donner le change, mais en-dedans, incapable d'aligner deux idées cohérentes. Le douanier nous rappelle, nous demande nos professions. Comme toujours, je réponds : "Publisher", c'est le plus simple. Et comme toujours, on me répond : "What's that?" Personne ne connaît ce métier. Préciser "I make books" rend à coup sûr mes interlocuteurs perplexes. Pour Jérémie, c'est plus facile et plus clair : "Professor". Veinard, qui rentre si facilement dans une case ! En tout cas, le douanier qui vient de téléphoner à son supérieur nous considère comme inoffensifs et nous indique le guichet où nous pouvons payer nos visas, ouf ! Dieu (Toi qui es si grand), merci, nous passons !
Pendant que nous finalisons nos formalités, un homme nous propose de nous véhiculer jusqu'à Damas, pour une somme cette fois plus que raisonnable. Nous acceptons... pour apprendre une fois arrivés devant sa voiture qu'il veut nous faire asseoir tous les deux sur le siège passager, à l'avant ! Je me mets en pétard, trouvant cela dangereux et inconfortable, si tant est seulement que nous puissions réellement nous installer à deux sur ce seul siège. Par chance, les trois passagers supplémentaires s'avèrent être une sympathique famille de Pakistanais. Le père accepte de se mettre à l'avant, avec son fils de 6 ans sur les genoux. Nous réalisons en bavardant avec eux qu'ils avaient déjà payé tout le taxi, sans avoir été mis au courant que d'autres passagers feraient le trajet avec eux. Dans le business, tous les coups sont permis, tant qu'on garde le sourire, n'est-ce pas ?
Le filou nous dépose juste à l'entrée de Damas, où nous devons prendre le troisième taxi de la journée. Nous arrivons fatigués, avec l'impression d'avoir dépensé trop d'argent, mais au final, nous sommes fiers d'avoir atteint le but que nous nous étions fixé en début de journée. Pour fêter ça, nous nous offrons un bon repas servi par des croque-morts au sourire un peu glaçant. Jérémie se délecte de couilles de mouton, tandis que je bois une soupe de champignons. Riz au lait en dessert ! Quand la note arrive, ça pourrait nous couper l'appétit si nous en avions encore : ici, ils tarifent les serviettes en papier et les crudités vinaigrées servies en entrée sans qu'on les ait demandées (nous, naïfs venant de Jordanie, nous avons cru que c'était offert). Enfin, on s'y fera, durant le peu de temps que nous passerons à Damas. Cela ne nous empêchera pas de nous régaler d'autres plats ailleurs, malheureusement toujours servis par des croque-morts. Mais je garderai un souvenir fabuleux d'une soupe de lait caillé au mouton !
Quant à Damas, la dame de l'Orient, elle nous laissera un souvenir étrange. Il faut dire que pendant l'Aïd, seules quelques boutiques gardent leur devanture ouverte. Pour le reste, c'est ville morte. Aucune circulation, très peu de passants dans la rue. Et Dieu (qui est grand) qu'il fait froid ! On sent qu'on commence à remonter vers le nord. Certes, le macadam est loin de scintiller de givre le matin, mais nous avons perdu l'habitude de nous engoncer dans nos polairs pour éviter le vent sournois qui se faufile par le col. On se réconforte avec les douceurs festives dont les pâtissiers encombrent leurs vitrines. L'un d'eux y a même fait pousser un palmier en assemblant des biscuits fourrés à la pâte de datte. Fabuleux !
Nous commençons par nous reposer, car entre Petra et la grande journée de transit, nous nous sentons crevés comme de vieux ballons de foot après le Mondial. Quand nous allons à un cyber-café pour mettre les blogs à jour, Jérémie découvre que blogspot n'est pas accessible. Le responsable du cyber, qui a une astuce pour contourner le blocage, nous explique que les blogs sont généralement interdits en Syrie. C'est bien la première fois depuis le début du voyage que nous sommes personnellement confrontés à la censure. Ironie du sort : le lendemain, nous découvrons une librairie ouverte, dans laquelle le seul livre d'occasion en français est un San Antonio pas piqué des vers ! On se demande en riant sous cape comment réagirait le libraire s'il apprenait les cochoncetés que renferme ce bouquin.
Pour le reste, on se balade un peu dans la vieille ville, aux ruelles tantôt désertes, tantôt bondées de monde. On se perd pour de faux, puisque Cap'taine Jérémie retrouve toujours le Nord. Les étroits passages silencieux nous mettent mal à l'aise, tant le calme paraît inhabituel. Il faut dire aussi que cette partie-là de la ville semble s'écrouler lentement sur elle-même, faute de rénovation. Des arches soutiennent les façades, des étais empêchent les murs de tomber, certaines maisons penchent dangereusement. On se demande presque combien de temps encore les os sans âge de la ville vont supporter son poids. La lumière ne passe que rarement pour égayer les camaïeux de gris qui dominent. Ce quartier me donne l'impression d'une énorme pierre dans laquelle de petits rongeurs auraient creusé leurs galeries et leurs terriers, tant l'espace est surchargé de constructions et de soutiens aux constructions, et de soutiens aux soutiens. Des passages entiers sont couverts et font l'effet de rues intérieures.
C'est dans les rues plus larges que se concentre l'animation, avec les boutiques de babioles, les vendeurs de sucreries et les fiers-à-bras qui éprouvent leur force à des machines où il faut envoyer un poids le plus haut possible sur ses rails verticaux. On sent que c'est fête, les gens semblent désoeuvrés. Sans but, les flâneurs s'amusent d'un rien, achètent des poupées et des boissons sucrées. Parfois, une procession menée par des hommes enturbannés. Souvent, des femmes couvertes d'un long voile noir qu'elles tiennent avec leurs dents. Entre les rues abandonnées et celles débordant de monde, nous avons du mal à nous sentir bien. Sous le porche d'entrée de la fameuse grande mosquée, c'est la foire d'empoigne : trop de fidèles veulent prier. Nous renonçons à la visite.
Le quatrième et dernier jour de l'Aïd, nous nous décidons à continuer notre route, direction la Turquie. Ayant raté de peu le bus de 9h30, nous patientons sur un banc, le temps que celui de 10h30 arrive. La gare routière nous rappelle celles d'Amérique latine, avec leurs départs réguliers comme des horloges. Les regards sont déjà un peu plus fuyants, les sourires plus discrets, on sent qu'on se rapproche de l'Europe. Les gens arborent des tenues vestimentaires plus variées, et leurs yeux sont parfois bleus. Le bus qui nous emmène jusqu'à Latakya trace sur une autoroute sans histoire. La télévision diffuse un feuilleton syrien qui raconte les frasques d'un chauffeur de taxi. Malgré tout, je m'endors.
Le trajet dure plus longtemps que nous ne l'escomptions, et quand nous accédons à la ville, la lumière se fait déjà vespérale. Pourtant, il est à peine 15 heures. Mais ici, les pendules se fichent du rythme du soleil, qui ne se lève pourtant pas si tard. Absurdité de la vie moderne ! Latakya s'avère être une grande ville d'autant plus moche que le bus nous dépose loin du bord de mer, qui semble de toute façon envahi par des chantiers navals. Alors que nous voulions passer une soirée tranquille ici, avec balade près de la Méditerranée, nous ne sommes finalement guère emballés. Nous trouvons sans mal un demi-truand qui empoche une grasse commission pour nous emmener plus loin, là où stationne un bus qui va à Antakya, la première grande ville turque après la frontière. Autant avancer.
Le trajet, encore une fois, est bien plus lent que nous l'aurions espéré. Les passagers parlent fort, certains fument, alors que les fenêtres du bus sont scellées. La climatisation souffle d'abord trop froid, puis trop chaud. Le tout, avec une route qui zigue et qui zague, dans un paysage de moins en moins éclairé. Avant d'atteindre la frontière, on s'arrête devant une boutique où les passagers turcs font le plein d'énormes boîtes de biscuits et de thé. C'est un peu le duty-free du coin. A la douane, nous nous retrouvons avec un groupe d'étudiants polonais en Erasmus ; ils ont profité de l'Aïd pour quitter la Turquie et visiter un peu la Syrie. Les douaniers s'assurent une nouvelle fois, par une batterie de questions, que nous sommes d'honnêtes gens qui n'ont jamais mis les pieds en Israël. C'est une véritable obsession ! Puis, à l'entrée en territoire turc, en attendant que les douaniers qui, bien au chaud dans leur abri, nous font envie avec leurs verres de thé fumant et une généreuse boîte de loukoums, tamponnent nos passeports, nous bavardons en frissonnant avec un biologiste libanais qui a passé quelque temps à Lyon. Nous atteignons Antakya en début de nuit. La gare routière est loin de tout, mais le tenancier d'un bistrot change nos derniers billets syriens, nous indique un hôtel rudimentaire installé dans la gare et nous prépare des sandwiches grillés. Cerise sur le loukoum, on arrive à acheter des billets de bus pour Istanbul ! Ce n'était pas gagné, car en cette fin de week-end prolongé, ils affichaient presque tous plein. Finalement, on a bien envie de le dire nous aussi, que Dieu est grand !