lundi 10 janvier 2011

Le Grand Contournement - Episode 3

Nous passons une journée entière dans la gare routière d’Antakya, à tourner en rond autour du temps trop lent, puis toute une nuit dans un bus qui file vers Istanbul, qui sera notre seule vraie étape en Turquie pour cette fois. Ces derniers moments de voyage ressemblent davantage à un transit immense, ce qui ne nous empêche pas, à l’arrivée, d’être impatients comme des diablotins qui guettent l’ouverture de leur boîte. C’est avec émotion que nous passons l’immense pont suspendu au-dessus du Bosphore, où un large panneau proclame « Welcome in Europe ». Puis, il faut se farcir une heure d’embouteillages avant d’entrer dans une gare routière engorgée, débordant de toutes part de véhicules trop nombreux. Les passagers de notre bus, qui rapportent de leur week-end prolongé des paquets et colis à n’en plus finir, se pressent autour des soutes pour récupérer leurs provisions. Un bidon d’huile d’olives tombe et répand son contenu sombre et visqueux sur le macadam. Pagaille…

Une jeune femme, Funda, avec qui nous avions échangé quelques mots la veille au soir, comprend que nous nous sentons un peu perdus, et se propose de nous accompagner jusqu’au centre. De fil en aiguille, elle décide de nous inviter à prendre le petit-déjeuner chez elle. Un de ses amis, Nejat, est venu la chercher, et se joint à nous. Je réalise avec stupeur que je suis étonnée de retrouver l’amitié hommes-femmes, qui avait totalement disparu dans le monde arabe. Ici, ce n’est ni rare ni mal vu que deux célibataires, amis depuis la fac, se fréquentent hors de toute relation maritale, en tout bien tout honneur. Psychiatre, Funda porte sous les yeux de lourds cernes – elle n’a pas le temps de se reposer, entre sa thèse, les cours qu’elle donne à l’université et, déjà, les quelques patients qu’elle suit, dont une vieille dame atteinte de la maladie d’Alzheimer et qui parle espagnol et français dans son sommeil. Nejat, quant à lui, faute de pouvoir faire valoir son diplôme de physique, s’est engagé dans la police turque.

Quand nous arrivons à l’appartement de Funda, nous y sommes accueillis par Yasemine, sa petite sœur, qui exerce quant à elle le métier d’institutrice. Alors qu’elle ne parle pas anglais, nous la comprenons bien, grâce à ses amples gesticulations et ses grands éclats de rire. Elle explique que travailler avec des enfants l’aide à se montrer explicite face à n’importe quel interlocuteur. Peu à peu, la table se couvre de plats sucrés et salés. Fromage aux herbes et aux épices, œufs brouillés, baguette fraîche, confitures, Nutella, tomates, concombres… De quoi nous remettre du manque de sommeil qui nous assomme ! L’appartement rappelle incroyablement les studios étudiants que nous avons pu connaître chez des amis parisiens ou lyonnais : poster de Charlie Chaplin, photos sur le frigo, bibliothèque pleine à craquer… Pas de doute, nous sommes bien de retour en Europe. Nous passons une bonne partie de la journée à bavarder avec le joyeux trio, qui nous montre des photos et nous parle d’Istanbul. Avant de nous accompagner au centre, Yasemine se fait un honneur de lire l’avenir de Jérémie dans le marc de son café. Elle lui promet des moments radieux et nous la croyons bien volontiers. Nous ne savons pas quand nous les reverrons, les amis d’Istanbul, mais savoir qu’ils sont là, ça fait chaud au cœur.

Nous trouvons un petit hôtel dans une rue tranquille non loin du quartier touristique. La pizza que nous mangeons pour terminer la journée est garnie de trois sortes de saucisses différentes, et servie par un jeune qui, comme Nejat, se revendique kurde. Funda et Yasemine, quant à elles, mettaient en avant leur appartenance au groupe arabophone. En une journée à peine, je réalise la richesse et la complexité de l’identité turque. Le soir, nous sommes contents que le radiateur fonctionne. C’est la mi-novembre, nous entrons à petits pas dans l’hiver européen.

Pour Jérémie qui la connaissait déjà, comme pour moi qui la découvre, Istanbul est fascinante, avec ses bras de Bosphore et de Corne d’Or chargés de bateaux en mouvement permanent, ses innombrables mosquées comme autant de phares trapus au-dessus de la mer urbaine, ses vendeurs d’anneaux au sésame, dont nous ferons notre régal pour les prochains petits-déjeuners…

Sainte-Sophie, église monumentale bâtie par les Romains, transformée en mosquée par la suite, et en musée aujourd’hui afin de couper court aux éventuelles revendications cultuelles, nous laisse béats d’admiration, tant la vieille pierre grise respire l’orgueil de la bâtisse qui a duré et durera plus que n’importe quel être humain ici-bas. En photo, ça ne rend pas grand-chose, les jeux de lumière sont trop fugaces, les mosaïques dorées accrochées trop haut, les espaces trop volumineux. Mais à voir, on se sent tout petit ! Quant aux mosquées, nous visitons la fameuse Mosquée Bleue, qui porte bien son nom mais nous émeut moins qu’une autre (dont on a oublié le nom), plus loin du centre. Nous arrivons juste à l’heure de la prière du midi, alors nous patientons dans les jardins que le froid rend immobiles et nus. Des chats traversent silencieusement les pelouses endormies. La pierre se fait froide sous nos fesses. Puis, la mosquée se vide et nous pouvons nous asseoir, pieds nus, sur les tapis multicolores, la nuque pliée en arrière à force de détailler les coupoles ouvragées des plafonds, les arches ciselées, les faïences peintes. On entend à peine les marmonnements d’un vieux qui prie. Les bruits de la rue sont dilués dans de l’encre invisible.

Sur les conseils de Funda, nous entrons aussi dans les citernes de la basilique, un imposant espace souterrain presque vidé de son eau pour permettre aux visiteurs de circuler sur des passerelles. Les colonnes, délicatement éclairées à leur base, se reflètent dans le bassin, dans un jeu tremblotant d’ombres et de lumières. Un soir, nous nous baladons sur l’avenue piétonne qui mène à la fameuse place Taksim. Entre les boutiques de fringues clonées sur les tristes modèles européens et américains, s’impose un nombre épatant de librairies. Ça fait plaisir à voir ! Et puis nous visitons le musée d’art moderne, comme partout inégal, entre d’une part des délires d’artistes mégalomanes et/ou dépressifs, et d’autre part de petites merveilles de fantaisie poétique, comme cette sphère décomposée en miroirs et vitres éclairés de l’intérieur, devant laquelle nous restons hypnotisés, retenant presque notre souffle. En sortant, la magie se prolonge d’une autre manière, avec une moussaka fondante servie par un papi en tablier de cuisine dans son minuscule restaurant non loin du musée. Et puis comme il fait doux, nous prenons le temps de contempler le détroit du Bosphore, où les bateaux semblent suivre la course erratique d’auto-tamponneuses, sans bien sûr aller jusqu’à se heurter. Des mouettes profiteuses suivent leur sillage.

On se sent bien, ici. Mais nous reviendrons. Après trois jours, il est temps de repartir, et nous prenons le train de nuit pour Thessalonique, en Grèce. Vers minuit, des douaniers nous tirent du sommeil dans lequel le doux rythme des rails nous a fait basculer. Pour la première fois depuis plus d’un an, nous passons une frontière sans recevoir de tampon sur nos passeports. Nous voici en Union Européenne.


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