Première étape : nous arrivons à Amman, la capitale jordanienne. Agrippée aux flancs des collines, la ville renvoie le reflet morne d'un jour férié. Il nous faut prendre un taxi pour nous rendre à une autre gare routière, d'où partent habituellement les bus pour la Syrie. L'endroit semble abandonné, rideaux baissés et circulation effacée. Il y a bien quelques grands bus qui attendent, mais personne alentour pour nous renseigner. On tombe sur les employés d'une compagnie de transports, mais la communication est heurtée, entre leur anglais basique et notre arabe rudimentaire. Comme on a l'impression qu'ils cherchent à nous embobiner, on part manger des kebabs (aussi parce qu'on avait faim). Le serveur, radieux de nous voir dévorer nos rouleaux de viande, change même de chaîne de télévision, pour nous épargner les prières à la gloire de Dieu (qui, malgré tout, est grand). Il nous confirme qu'aujourd'hui, et pendant quatre jours consécutifs, il n'y aura que des taxis pour nous emmener jusqu'à Damas. Ça nous ennuie, car nous n'avions pas vraiment prévu de dépenser 35 euros pour aller jusqu'à la frontière. En même temps, nous n'allons pas rester ici jusqu'à la fin de l'Aïd. Les chauffeurs de taxis que nous abordons tordent le nez quand nous leur disons que nous n'avons pas de visa syrien. Ils arguent que, dans un cas comme le nôtre, les formalités durent des heures. L'un d'eux accepte finalement de nous emmener jusqu'à la frontière, où il nous laissera nous débrouiller pour effectuer nos formalités puis trouver un autre transport. Nous quittons donc Amman le jour même, sur une autre route impeccablement lisse, où des panneaux indiquent la direction à prendre pour aller au Liban ou en Irak. Nous, nous suivons celui qui flèche "Syrie". De part et d'autre de la voie, le paysage ne verse pas une larme sur son sort aride. Le chauffeur discute avec un troisième passager, un petit homme souriant qui s'avère être un douanier. Je crois qu'ils parlent de nous, parce que par moments, ils baissent inutilement la voix, en oubliant toutefois de ne pas nous pointer du doigt.
A la frontière, le douanier va prendre son poste, tandis le chauffeur nous indique les guichets où nous devons remplir les formalités de sortie de la Jordanie. Le douanier qui tamponne nos passeports s'assure que nous avons bien goûté des spécialités de viande de son pays. On dit oui pour lui faire plaisir. On traverse le no-man's-land en voiture, le coeur battant et les mains moites, car nous ne sommes pas sûrs de pouvoir obtenir nos visas et passer. Officiellement, la Syrie exige qu'un ressortissant français demande son visa en France, mais nous avons lu sur des forums qu'il est possible de l'obtenir au poste-frontière. Mais Sandra et Julien, rencontrés dans l'épisode 1, nous ont raconté qu'ils avaient été refoulés, ce qu'on met malgré tout sur le compte de leur passage en Israël, le voisin haï par les Syriens. N'empêche qu'on n'est pas sûrs à 100%. Le hall où nous devons présenter nos passeports est calme, il n'y a pas grand-monde. Le douanier nous interroge, veut savoir pourquoi nous n'avons pas de visas. Jérémie explique brièvement la situation. On nous fait patienter. Je me sens comme avant un oral, faussement calme pour donner le change, mais en-dedans, incapable d'aligner deux idées cohérentes. Le douanier nous rappelle, nous demande nos professions. Comme toujours, je réponds : "Publisher", c'est le plus simple. Et comme toujours, on me répond : "What's that?" Personne ne connaît ce métier. Préciser "I make books" rend à coup sûr mes interlocuteurs perplexes. Pour Jérémie, c'est plus facile et plus clair : "Professor". Veinard, qui rentre si facilement dans une case ! En tout cas, le douanier qui vient de téléphoner à son supérieur nous considère comme inoffensifs et nous indique le guichet où nous pouvons payer nos visas, ouf ! Dieu (Toi qui es si grand), merci, nous passons !
Pendant que nous finalisons nos formalités, un homme nous propose de nous véhiculer jusqu'à Damas, pour une somme cette fois plus que raisonnable. Nous acceptons... pour apprendre une fois arrivés devant sa voiture qu'il veut nous faire asseoir tous les deux sur le siège passager, à l'avant ! Je me mets en pétard, trouvant cela dangereux et inconfortable, si tant est seulement que nous puissions réellement nous installer à deux sur ce seul siège. Par chance, les trois passagers supplémentaires s'avèrent être une sympathique famille de Pakistanais. Le père accepte de se mettre à l'avant, avec son fils de 6 ans sur les genoux. Nous réalisons en bavardant avec eux qu'ils avaient déjà payé tout le taxi, sans avoir été mis au courant que d'autres passagers feraient le trajet avec eux. Dans le business, tous les coups sont permis, tant qu'on garde le sourire, n'est-ce pas ?
Le filou nous dépose juste à l'entrée de Damas, où nous devons prendre le troisième taxi de la journée. Nous arrivons fatigués, avec l'impression d'avoir dépensé trop d'argent, mais au final, nous sommes fiers d'avoir atteint le but que nous nous étions fixé en début de journée. Pour fêter ça, nous nous offrons un bon repas servi par des croque-morts au sourire un peu glaçant. Jérémie se délecte de couilles de mouton, tandis que je bois une soupe de champignons. Riz au lait en dessert ! Quand la note arrive, ça pourrait nous couper l'appétit si nous en avions encore : ici, ils tarifent les serviettes en papier et les crudités vinaigrées servies en entrée sans qu'on les ait demandées (nous, naïfs venant de Jordanie, nous avons cru que c'était offert). Enfin, on s'y fera, durant le peu de temps que nous passerons à Damas. Cela ne nous empêchera pas de nous régaler d'autres plats ailleurs, malheureusement toujours servis par des croque-morts. Mais je garderai un souvenir fabuleux d'une soupe de lait caillé au mouton !
Quant à Damas, la dame de l'Orient, elle nous laissera un souvenir étrange. Il faut dire que pendant l'Aïd, seules quelques boutiques gardent leur devanture ouverte. Pour le reste, c'est ville morte. Aucune circulation, très peu de passants dans la rue. Et Dieu (qui est grand) qu'il fait froid ! On sent qu'on commence à remonter vers le nord. Certes, le macadam est loin de scintiller de givre le matin, mais nous avons perdu l'habitude de nous engoncer dans nos polairs pour éviter le vent sournois qui se faufile par le col. On se réconforte avec les douceurs festives dont les pâtissiers encombrent leurs vitrines. L'un d'eux y a même fait pousser un palmier en assemblant des biscuits fourrés à la pâte de datte. Fabuleux !
Nous commençons par nous reposer, car entre Petra et la grande journée de transit, nous nous sentons crevés comme de vieux ballons de foot après le Mondial. Quand nous allons à un cyber-café pour mettre les blogs à jour, Jérémie découvre que blogspot n'est pas accessible. Le responsable du cyber, qui a une astuce pour contourner le blocage, nous explique que les blogs sont généralement interdits en Syrie. C'est bien la première fois depuis le début du voyage que nous sommes personnellement confrontés à la censure. Ironie du sort : le lendemain, nous découvrons une librairie ouverte, dans laquelle le seul livre d'occasion en français est un San Antonio pas piqué des vers ! On se demande en riant sous cape comment réagirait le libraire s'il apprenait les cochoncetés que renferme ce bouquin.
Pour le reste, on se balade un peu dans la vieille ville, aux ruelles tantôt désertes, tantôt bondées de monde. On se perd pour de faux, puisque Cap'taine Jérémie retrouve toujours le Nord. Les étroits passages silencieux nous mettent mal à l'aise, tant le calme paraît inhabituel. Il faut dire aussi que cette partie-là de la ville semble s'écrouler lentement sur elle-même, faute de rénovation. Des arches soutiennent les façades, des étais empêchent les murs de tomber, certaines maisons penchent dangereusement. On se demande presque combien de temps encore les os sans âge de la ville vont supporter son poids. La lumière ne passe que rarement pour égayer les camaïeux de gris qui dominent. Ce quartier me donne l'impression d'une énorme pierre dans laquelle de petits rongeurs auraient creusé leurs galeries et leurs terriers, tant l'espace est surchargé de constructions et de soutiens aux constructions, et de soutiens aux soutiens. Des passages entiers sont couverts et font l'effet de rues intérieures.
C'est dans les rues plus larges que se concentre l'animation, avec les boutiques de babioles, les vendeurs de sucreries et les fiers-à-bras qui éprouvent leur force à des machines où il faut envoyer un poids le plus haut possible sur ses rails verticaux. On sent que c'est fête, les gens semblent désoeuvrés. Sans but, les flâneurs s'amusent d'un rien, achètent des poupées et des boissons sucrées. Parfois, une procession menée par des hommes enturbannés. Souvent, des femmes couvertes d'un long voile noir qu'elles tiennent avec leurs dents. Entre les rues abandonnées et celles débordant de monde, nous avons du mal à nous sentir bien. Sous le porche d'entrée de la fameuse grande mosquée, c'est la foire d'empoigne : trop de fidèles veulent prier. Nous renonçons à la visite.
Le quatrième et dernier jour de l'Aïd, nous nous décidons à continuer notre route, direction la Turquie. Ayant raté de peu le bus de 9h30, nous patientons sur un banc, le temps que celui de 10h30 arrive. La gare routière nous rappelle celles d'Amérique latine, avec leurs départs réguliers comme des horloges. Les regards sont déjà un peu plus fuyants, les sourires plus discrets, on sent qu'on se rapproche de l'Europe. Les gens arborent des tenues vestimentaires plus variées, et leurs yeux sont parfois bleus. Le bus qui nous emmène jusqu'à Latakya trace sur une autoroute sans histoire. La télévision diffuse un feuilleton syrien qui raconte les frasques d'un chauffeur de taxi. Malgré tout, je m'endors.
Le trajet dure plus longtemps que nous ne l'escomptions, et quand nous accédons à la ville, la lumière se fait déjà vespérale. Pourtant, il est à peine 15 heures. Mais ici, les pendules se fichent du rythme du soleil, qui ne se lève pourtant pas si tard. Absurdité de la vie moderne ! Latakya s'avère être une grande ville d'autant plus moche que le bus nous dépose loin du bord de mer, qui semble de toute façon envahi par des chantiers navals. Alors que nous voulions passer une soirée tranquille ici, avec balade près de la Méditerranée, nous ne sommes finalement guère emballés. Nous trouvons sans mal un demi-truand qui empoche une grasse commission pour nous emmener plus loin, là où stationne un bus qui va à Antakya, la première grande ville turque après la frontière. Autant avancer.
Le trajet, encore une fois, est bien plus lent que nous l'aurions espéré. Les passagers parlent fort, certains fument, alors que les fenêtres du bus sont scellées. La climatisation souffle d'abord trop froid, puis trop chaud. Le tout, avec une route qui zigue et qui zague, dans un paysage de moins en moins éclairé. Avant d'atteindre la frontière, on s'arrête devant une boutique où les passagers turcs font le plein d'énormes boîtes de biscuits et de thé. C'est un peu le duty-free du coin. A la douane, nous nous retrouvons avec un groupe d'étudiants polonais en Erasmus ; ils ont profité de l'Aïd pour quitter la Turquie et visiter un peu la Syrie. Les douaniers s'assurent une nouvelle fois, par une batterie de questions, que nous sommes d'honnêtes gens qui n'ont jamais mis les pieds en Israël. C'est une véritable obsession ! Puis, à l'entrée en territoire turc, en attendant que les douaniers qui, bien au chaud dans leur abri, nous font envie avec leurs verres de thé fumant et une généreuse boîte de loukoums, tamponnent nos passeports, nous bavardons en frissonnant avec un biologiste libanais qui a passé quelque temps à Lyon. Nous atteignons Antakya en début de nuit. La gare routière est loin de tout, mais le tenancier d'un bistrot change nos derniers billets syriens, nous indique un hôtel rudimentaire installé dans la gare et nous prépare des sandwiches grillés. Cerise sur le loukoum, on arrive à acheter des billets de bus pour Istanbul ! Ce n'était pas gagné, car en cette fin de week-end prolongé, ils affichaient presque tous plein. Finalement, on a bien envie de le dire nous aussi, que Dieu est grand !