lundi 3 mai 2010

Pas qu'aux abords, ils genent !

(Peut-etre meme jusqu'en Inde, ils genent...)

Quand je pensais a l'Australie, la culture aborigene, que j'imaginais pouvoir decouvrir sur place, me faisait rever. En fait, la realite que nous avons decouverte est beaucoup plus dure et complexe que l'on peut le croire. Attention, ce texte ne se veut pas scientifique, il est juste le resultat de nos observations, reflexions et lectures personnelles.

D'abord, force est de constater que l'on croise tres peu d'Aborigenes, car un grand nombre de territoires leur sont reserves, auxquels on ne peut acceder sans un permis special. De toute facon, quasiment aucune route goudronnee ne passe par la-bas. Au premier abord, cet apartheid deguise m'a un peu choquee. Mais nous avons appris par la suite que, jusque tard dans le 20e siecle, l'Australie etait juridiquement consideree comme "terra nullius", c'est-a-dire une terre vierge, vide de toute population au moment de sa decouverte par les Europeens. Accorder des territoires aux differentes tribus aborigenes a donc constitue une reconnaissance de droit dont l'importance ne doit pas etre denigree. Du coup, les Aborigenes que nous (touristes) pouvons croiser sont ceux qui ont quitte leur mode de vie traditionnel pour venir s'installer en ville.

Malheureusement, l'image qu'ils renvoient n'est pas des plus positives. Jeremie l'ecrivait a propos d'Alice Springs, mais c'est vrai aussi dans beaucoup d'autres villes du Territoire du Nord
(Tennant Creek, Katherine...) : on les voit desoeuvres, assis sur les pelouses, errant dans les rues ou zonant dans les galeries commerciales climatisees, le visage ferme, visiblement en mauvaise sante. Ils portent des vetements occidentaux, uses et salis jusqu'a la trame, marchent pieds nus. D'ailleurs, on a souvent vu des boutiques afficher "No shoes, no service", soit "Pas de chaussures, pas de service", une maniere d'exclure les Aborignes sous couvert de respect des bonnes manieres. Car hormis quelques enfants occidentaux et une poignee de touristes baba-cools, on n'a vu personne d'autre se balader pieds nus.

Comme souvent chez les populations marginales, l'alcoolisme et le chomage les frappent particulierement durement, et c'est sans parler des chiffres faramineux d'emprisonnements, ni de l'esperance de vie qui depasse rarement 60 ans.

Jamais nous n'avons reussi a croiser le regard de l'un d'eux. Ils passent a cote de nous, font parfois un commentaire dans leur langue, mais ne repondent pas aux sourires. C'est comme si une bulle blanche et une bulle noire cohabitaient sans la moindre permeabilite. Il faut dire aussi qu'il s'agit tout au plus de la deuxieme generation qui vit avec les Blancs. Petite remarque au passage : j'utilise a dessein le terme de "Blancs", car dire "Australiens" par opposition a "Aborigenes" est errone. Les Aborigenes detiennent en effet la nationalite australienne, depuis peu certes, mais cela en fait des Australiens a part entiere, avec les memes droits que leurs concitoyens blancs. J'en profite pour preciser aussi que c'est bien pataud de toujours dire (moi la premiere) "Aborigenes", alors que la survivance de 200 langues differentes en Australie, dont 70 dans le Territoire du Nord, indique clairement la multiplicite de ces cultures. Dire "Aborigene" n'est finalement que descriptif : etymologiquement, cela signifie "ceux qui etaient la des les
origines".

Nous avons vu une superbe exposition de photographies prises par Hebert Basedow, un geologue et explorateur australien d'origine allemande qui a fait des expeditions a dos de chameaux chez les Aborigenes du Nord, entre 1900 et 1930. Nous avons ete frappes de voir que les gens qu'il a rencontres a cette epoque-la vivaient entierement nus, sauf quelques-uns, qui portaient un simple cache-sexe. Les photographies montrent qu'ils chassaient et pechaient a la lance et, dans certaines tribus, se scarifiaient le corp entier. Ces modes de vie, que l'on peut qualifier de primitifs (sans connotation pejorative, c'est juste un constat technologique), ont ete gravement perturbes par la volonte de controle des Blancs, qui voulaient non seulement les evangeliser, mais aussi les "eduquer". Des photos de Basedow montrent des Aborigenes engonces dans une redingote ou une robe de servante avec tablier blanc ! Imaginez aussi que jusque dans les annees 1960, les enfants nes d'un couple mixte etaient enleves a leurs parents pour etre places dans des pensionnats religieux a des centaines de kilometres. Le beau film de Phillip Noyce, Le Chemin de la liberte (2002), traite de ce sujet. Cette dure mesure, qui n'est pas un exemple isole, explique la defiance des Aborigenes envers les Blancs.

Quant a ces derniers, ils semblent avoir egalement tendance a rester dans leur bulle... Apprenant que nous etions sur le point de prendre la Stuart Highway en direction du Nord, la gerante d'un motel de Port-Augusta a tout de meme eu l'aplomb de nous mettre en garde a la fois contre le betail et les kangourous susceptibles de traverser les routes, et contre les Aborigenes, "voleurs et menteurs comme les gypsies en Europe" (sic). On se doute bien que, tout comme les Europeens qui craignent les gitans, elle n'avait probablement guere croise d'Aborigenes en chair et en os dans sa vie.
Bien sur, des hommes et femmes politiques, des associations, etc., travaillent sans relache tant a ameliorer les echanges entre les deux groupes qu'a trouver des solutions aux problemes rencontres par les Aborigenes. Mais le "mainstream" reste malgre tout assez mediocre, quand on voit la recuperation massive de l'art et des mythes aborigenes a des fins touristiques. Dans n'importe quelle boutique de souvenirs d'Australie, vous trouverez sacs, porte-cles, vetements, tasses et autres, decores de motifs imitant l'art aborigene, avec ses pointilles colores et ses animaux etranges. Vous pourrez meme participer a des ateliers de decoration de boomerangs ou de sculpture de didjeridoos. Pour sur, ca fait autant de chiffre que la bouse de buffle de Mr. Wonderful ou les decapsuleurs montes sur des couilles de kangourous (veridique).

Quant aux legendes du Dreamtime, qui racontent sous forme de mythes l'histoire immemoriale des Aborigenes et qui me faisaient tant rever, on peut les lire en anglais dans des recueils pour enfants ou pour adultes souvent bien faits, quoique tres rarement bilingues. Cependant, quand on sait que de nombreuses histoires sont reservees a un certain type de personnes (par exemple seulement les anciens, ou seulement les femmes), et qu'on realise que la plupart des ouvrages
sur l'art ou la medecine traditionnelle ont ete ecrits par des Blancs, on se doute que ces lectures ne suffiront jamais pour apprehender avec finesse ces cultures.
Cela dit, meme si nous avons observe une realite beaucoup plus cruelle que ce que j'imaginais (ceux qui me connaissent un peu savent que ma touchante naivete concourt a mon charme naturel), nous avons malgre tout percu des signes timides mais bien reels d'une amelioration en
cours. Ainsi, deux des plus vastes parcs naturels d'Australie, qui sont aussi les plus visites (Uluru avec Ayers Rock et Kakadu avec ses peintures rupestres), sont co-geres par des Blancs et les Aborigenes locaux, qui essaient tant bien que mal de faire respecter leurs traditions (n'empeche qu'Ayers Rock continue d'etre escalade par des troupeaux de touristes).Et puis, dans le cadre de mon projet autour des livres, nous avons pu discuter a Darwin avec deux libraires-galeristes qui travaillent avec des peintres aborigenes. Ainsi, a cote des etageres de livres d'occasion, de nombreuses toiles sont exposees et vendues. A l'etage, les deux femmes ont libere un espace ou elles fournissent le materiel de peinture aux artistes qui souhaitent travailler sur place. Pour la premiere fois, nous avonc donc vu de nos yeux des Blancs et des Aborigenes travailler ensemble, et meme simplement etre ensemble. Belle vision, meme si elle reste encore ternie par les difficultes de communication. La directrice de la galerie s'adresse exclusivement en anglais aux artistes, qui le maitrisent mal. Nous avons assiste a une scene embarrassante ou elle expliquait a une peintre les exigences de la commanditaire de la toile, dans un affreux anglais "Y'a bon Banania". Phrases incompletes et onomatopees comme "sploush-sploush" donnaient l'impression qu'elle parlait a une demeuree (et encore, doit-on parler ainsi aux demeures ?) Comme quoi, le chemin reste long avant que les Blancs reussissent eux aussi leur integration...

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