Le chemin grimpe raide ensuite, et il faut lever haut les pieds pour se hisser, pierre après pierre, sur la montagne d'où nous dominons peu à peu toute la vallée. Le souffle nous manque et nous devons nous arrêter toutes les trente minutes pour rassembler les forces nécessaires pour la suite. Plus haut, sur la montagne, on entend un étrange bruit de moteur, qui vient probablement de la mine San Francisco, toujours en activité. La dernière pause se prolonge et nous sommes rejoints par un jeune homme de notre âge. Il est en sandales et avance à un bon rythme, petit sac sur le dos et radio sous le bras. Sans faire de manières, il s'assoit avec nous et se présente. C'est Max, il habite à Takesi, le village que nous voulons atteindre pour l'étape du soir, mais s'est rendu dans la vallée voisine pour essayer de récupérer un taureau évadé, sans succès ; il devra revenir avec son frère. Nous lui montrons le prospectus qui nous sert de carte/guide pour la randonnée, et il s'étonne de reconnaître sa maison sur la photo principale. Il a l'air enchanté ! Il nous raconte que, pour se ravitailler, les gens de son village vont à cheval tous les deux ou trois mois au village voisin. Hormis sa radio, sur laquelle il écoute les informations et le foot, il semble ainsi complètement coupé du monde. Nous montons tous les trois jusqu'à la croix qui marque le point culminant du chemin. La vallée de Takesi est pour l'instant masquée par les nuages, mais ça se dégage un peu quand nous entamons la descente, après avoir laissé Max s'éloigner pour s'occuper de ses huit autres bêtes, dociles celles-là.
Nous passons par de très beaux endroits, surplombons plusieurs lacs. Le chemin inca est impressionnant, pavé à la perfection et barré par endroits de rigoles en pierres, qui évitent que le chemin ne s'inonde en cas de pluie. Plus nous descendons et plus le jour baisse, avec un brouillard de plus en plus épais qui nous mouille presque comme un crachin breton quand nous atteignons Takesi. Un panneau nous apprend que le nom du village signifie, en aymara, "lieu où les gens souffrent"... L'arrivée fige un peu le sourire qu'a fait naître cette explication : le village se réduit à quelques huttes en pierres brutes couvertes de chaume. Un ruisseau traverse le village de part en part et, pour le reste du terrain, c'est de l'herbe couverte de crottes de lamas et de moutons, voire de boue piétinée par lesdites bêtes. Le camping s'avère être un terrain plus ou moins abandonné, entourant une maisonnette à fenêtres (oui, avec de vraies vitres !), mais à la porte cassée. Une plaque indique que le refuge a été mis en place en 1998 par une association d'alpinistes allemands de Tübingen !!! Une femme, qui s'avère être la tante de Max, nous aborde pour nous dire qu'il va pleuvoir et que nous devrions dormir à l'abri. Elle nous emmène dans la baraque en pierres et tôle où elle nous propose de passer la nuit. On se regarde, indécis : l'endroit se résume à un mur avec des jours, un toit troué et de la paille au sol. La porte est en mauvaise ferraille et ferme à peine. Inutile de préciser qu'il n'y a ni eau ni électricité, comme ailleurs dans le village. On finit par se décider, et quand on installe les duvets à même la paille, la pluie se met effectivement à tambouriner sur la tôle. La nuit est presque noire et nous mangeons à la lampe de poche. Pour aller aux toilettes, c'est où on veut dehors... Au final, on se couche, n'ayant rien de mieux à faire que bavarder et se tenir chaud. Il est 19 heures...
C'est un bêlement rauque, à la limite du grognement de cochon, qui me réveille un peu avant 6 heures. Il faut dire que notre "chambre" est attenante à l'enclos des moutons ! Dehors, la brume s'est levée et ne coiffe plus que le sommet des montagnes. Cela dit, l'air ambiant n'est guère plus rieur qu'hier : du gris, de l'humide, et personne en vue. Sitôt les affaires rangées et Max salué, nous quittons le village. Nous commençons d'un bon pas, autant ragaillardis par cette nuit de sommeil finalement pas si mauvaise, que ravis de quitter cet endroit tout de même un peu lugubre.
Au bout d'un quart d'heure à peine, la pluie se remet à tomber et les nuages se font plus bas sur le paysage. Mon pas ralentit, hésitant sur les pierres du chemin inca, qui se font glissantes. En plus, il faut éviter les flaques et l'eau qui ruisselle, parfois sur toute la largeur du chemin. La végétation devient plus dense au fur et à mesure que nous descendons, mais en ce qui concerne la faune, seuls quelques petits papillons blancs malingres se font voir, comme les fantômes animaux de l'espèce de lichen blanchâtre qui pend bizarrement des branches des arbres. Le paysage, quant à lui, dévoile parfois sa majesté, toute en montagnes boisées, aux versants parfois striés d'une cascade. En bas, dans la vallée, un torrent bouillonne. La marche est difficile et mon pantalon, mes chaussettes et mes chaussures sont trempés. On se demande si la pluie va s'arrêter un jour. A un moment, un panneau explique que le lieu-dit a pour nom, en aymara, "endroit où les gens se roulent par terre en criant de douleur". Ironie du sort, je glisse et tombe quelques mètres plus loin et, incapable de trouver une prise pour me rattraper, je fais un roulé-boulé, jambes en soleil (un comble !), avant de pouvoir m'immobiliser sur le dos comme une tortue désemparée. Plus de peur que de mal, mais je suis dégoulinante de pluie et de larmes. Cela va faire deux heures que nous marchons, et je me sens à bout de forces. Alors tant pis pour la pluie, nous faisons la pause petit dèj debout sous un arbre qui s'égoutte sur nos biscuits secs (enfin, "secs"...).
Finalement, la pluie se tarit peu après que nous soyons repartis, mais les montagnes continuent de suinter par toutes les rigoles qu'elles peuvent. Le sol glissant me fait encore tomber deux fois, j'ai l'impression que mes jambes ne me porteront pas jusqu'à la fin de ce dénivelé infernal : 2500 mètres de descente, à peine entamés hier. Heureusement, l'éclairicie nous permet de faire enfin une vraie pause, assis cette fois, et de nous émerveiller enfin du paysage, des grappes d'orchidées sauvages et des perles de pluie dans les toiles d'araignées. Vers 13 heures, le moral est bien remonté, même si nous sommes inquiets d'être si lents par rapport au temps indiqué sur notre prospectus. Quand nous passons à côté d'un champ de maïs, nous devinons que nous ne sommes plus loin du premier village après Takesi. En fait, il s'agit d'un simple hameau ; mais quel contraste avec Takesi ! Les maisons ont un étage, de vrais toits, des fenêtres vitrées, des portes en beau bois simple. Une superbe haie de rosiers mêlés marque l'entrée du hameau désert. Nous pique-niquons sur une table en bois, dans un jardin luxuriant : hortensias bleus, fushias éclatants, lys blancs et roses, genêts en fleurs, roses de toutes les couleurs, bananiers... L'endroit nous fait l'effet d'un éden miraculeux, d'autant que la vue sur la vallée et ses montagnes est époustouflante.
Nous repartons d'un pas plus ferme, avant de tomber sur l'épreuve suivante, annoncée par un grand panneau de danger : "Attention ! Torrent violent. Traversez avec prudence !". Le pont qui servait autrefois à passer est complètement hors d'usage. Nous nous approchons du rivage avec circonspection : effectivement, ça a l'air bien dangereux. Le torrent se fracasse sur les pierres, le courant est rapide et par endroits profond. Jérémie, en bon capitaine qu'il est, part inspecter la rive sur une bonne trentaine de mètres, pour conclure que, de toute façon, il y a toujours un passage délicat à prévoir. La seule solution, c'est de se jeter à l'eau, dans les deux sens du terme : puisque nous ne voulons pas retourner à Takesi ! Le passage qu'il a trouvé est facile, jusqu'aux trois derniers pas où, pas le choix, il faut enlever chaussures et pantalon et entrer dans l'eau glacée. Quand elle m'arrive au bas du dos, j'ai l'impression que la partie inférieure de mon corps se transforme en glace. On ne peut pas aller vite, il faut prendre les appuis les moins douloureux possible sur les pierres et, surtout, rester stable. Heureusement, la traversée n'aura duré qu'une minute ou deux. Mais nous n'en menions pas large, dans ce fracas d'eau froide ! Quelle fierté d'arriver de l'autre côté ! En plus, une sensation de propreté bienvenue succède à la baignade forcée.
Nous repartons, croisons un hameau tranquille et fleuri. Nous nous faisons doubler par une jeune femme au pas alerte, chargée d'un ballot plein de glaïeuls. Nous marchons maintenant dans une chaude forêt tropicale qui rend Takesi presque abstrait... Après avoir traversé un torrent, cette fois sur un pont digne de ce nom, nous quittons le chemin inca et retrouvons le plat. Les jambes soulagées de n'avoir plus à descendre, nous ressentons désormais dos, épaules et pieds, qui n'ont guères été ménagés. Atteindre Yanakachi ("Y'en a qu'en chient" ???) nous semble un calvaire infini. Les quelques personnes que nous croisons, à pied ou en voiture, nous adressent des sourires chaleureux qui nous encouragent et nous rendent fiers : ils ne peuvent pas ignorer ce qu'est le Takesi Treck ! Comme toujours, c'est la dernière ligne droite la plus dure, et je tiens à peine sur mes jambes quand nous arrivons. Trouver un hôtel est un soulagement, dîner aussi. A 21 heures, nous dormons à poings fermés. Nous avons marché pendant douze heures et demain, nous prenons le bus pour La Paz : départ unique à 5 heures du matin...
Alors vous direz aux enfants pas sages qui n'ont plus peur du Père Fouettard qu'ils feraient bien de se tenir à carreau : sinon, TAKESI !!!
C'est peut-être idiot comme réflexion,
RépondreSupprimermais on dirait 'certaines photos)
l' Ecosse de Rob Roy...
Pour le reste,
ça n'a pas l'air d'être une sinécure...
Olivier,
RépondreSupprimerC'est ça la (Boli)vie...(pas fameuse)
Un coucou d'Annie et de Pierre, sédentaires, aux globe-marcheurs.