lundi 16 août 2010

Sombres fastes

Puisque, vous le savez, nous sommes un peu naifs, nous pensons qu'aller a la gare de Calcutta a 7h pour prendre le train pour Varanasi de 8h30 ne posera aucun probleme. Apres tout, partout ailleurs dans le monde, ca marche comme ca. En fait, pas en Inde. On nous envoie d'un bout a l'autre de la gare, un gardien trop zele veut nous empecher de sortir, on fait meme la queue au guichet reserve aux femmes, en se disant que l'employe y sera plus doux et patient que les collegues auxquels nous avons eu affaire. Au final, il s'avere que le train de 8h30 est plein, mais nous pouvons acheter des billets pour le train de la veille au soir, qui partira a 13h. Vous n'y comprenez pas grand-chose ? A vrai dire, nous non plus, si ce n'est que nous avons cinq heures d'attente dans cette gare ou seuls quelques ventilateurs diffusent un air respirable. Le brouhaha est assourdissant, melange des cireurs de chaussures qui tapent sur leurs boites pour attirer l'attention, des haut-parleurs qui annoncent chaque train dix fois en trois langues (hindi, bengali, anglais), des vendeurs de journaux, et puis de la foule, toujours elle, inevitable.

Nous finissons par partir, confortablement installes dans un waggon 2e classe climatise (nous ne voulions pas d'un tel standing, mais il n'y avait plus que ca). Un de nos voisins du bas est aux petits soins pour nous : a la tombee de la nuit, quand nous grimpons sur nos couchettes, il nous apporte des couvertures et, plus tard, hisse les plateaux-repas jusqu'a nous. Le train doit arriver vers minuit a Varanasi, alors le reveil nous extirpe de notre sommeil alors que tout le monde dort. Derriere les vitres, c'est une nuit impenetrable qui defile. En quete d'information, Jeremie finit par trouver Das, un jeune Indien insomniaque trop heureux de rencontrer des gens avec qui discuter. Il nous parle un peu de son pays, effare que nous ayons prevu d'y passer deux mois ("C'est trop long, vous allez vous ennuyer !"). Il nous pose des questions sur l'Europe, puis evoque son quotidien a Bombay, ou il profite de son ennui pour telecharger et regarder des films du monde entier. Heureusement qu'il est la, car sans lui, nous nous serions rendormis et aurions rate notre arret, une heure plus tard. Malgre l'heure nocturne, la gare est pleine de monde, qui dort a meme les quais souilles d'urine, de dechets, de crachats, et ou je vois des rats et des cafards danser une sarabande macabre. Nous finissons par prendre un taxi, et sentir l'air nocturne, calme enfin, par la vitre baissee, me rassenere. La route est mauvaise, mais nous arrivons sans encombres dans une ville encore etrangement animee, ou le chauffeur n'a aucun scrupule a klaxonner des qu'un velo, une voiture ou une vache se profilent dans la lumiere de ses phares. Nous sommes stupefaits du nombre de personnes que nous voyons dormir dehors.

Pour tout dire, en trois journees passees a Varanasi, beaucoup de scenes nous laisseront stupefaits. Cette ville, qui se revendique comme l'une des plus vieilles au monde, est surtout connue pour etre un lieu sacre hindu, ou se baigner dans le Gange lave le karma. Du coup, les rives sont entierement amenagees avec des escaliers qui menent a l'eau et qui, tout au long de la journee, offrent une animation digne d'un spectacle. Lessive, toilette, ablutions rituelles, baignades de loisir, lavage des buffles : tout se fait dans le fleuve sacre. Les gens en deuil se font raser la tete. De petits groupes prient, sous la direction d'un gourou. On ne cesse de se faire alpaguer par des bateliers, qui veulent nous emmener faire un tour. Des gamins vendent des cartes postales. De vieux chevelus armes du trident de Shiva quemandent une photo, qu'ils feront payer ce qu'ils pourront. Le jour ou nous faisons un tour en barque, une course de rameurs bat son plein. Des baigneurs nous saluent joyeusement, des cerfs-volants volent au-dessus du fleuve. Vue depuis l'eau, la ville parait belle, presque tranquille.


Tous les soirs, des feux s'allument sur certains ghats (quais). Ce sont des cremations au feu de bois. Se faire incinerer a Varanasi permet en effet a tout un chacun d'acceder directement au "moksha", c'est-a-dire un etat qui libere du cycle de reincarnation, sinon eternel. Cinq categories de defunts n'ont pas besoin d'etre incineres et sont jetes directement dans le Gange : les enfants de moins de 10 ans, qui n'ont pas encore de karma, les femmes enceintes qui, par definition, portent en elles un enfant de moins de 10 ans, les lepreux, frappes d'une maladie divine, les babas ou hommes saints, et enfin les personnes mortes d'une morsure de cobra, animal representatif de Shiva. Toutes ces personnes ont un acces direct au nirvana a leur mort, donc pas besoin de cremation. J'ai peine a imaginer les corps en decomposition dans le fleuve deja si sale ou, parait-il, on ne trouve plus d'oxygene dilue... En plus, la mousson etant en retard d'un mois, le niveau de l'eau est tres bas, decouvrant des berges desolees au pied des escaliers et, de l'autre cote, des rives blanches comme des deserts. A la nuit tombee, se deroulent egalement des ceremonies en l'honneur du Gange, qui se parseme alors de lumignons flottants. De jeunes pretres, vetus de tissus chatoyants, balancent le long du fleuve des encensoirs, des flambeaux, des petales de roses, des lotus, dans un vacarme de cloches, percussions et chants.


Il est vrai que Varanasi est un lieu fascinant, mais nous restons frappes par son immonde salete. Un matin, nous quittons les ghats pour chercher un vieux temple de Shiva. Les ruelles etroites degagent des odeurs de merde et de pisse qui me soulevent le coeur. Chevres et vaches fouillent les tas d'ordures laisses ca et la, pour trouver des bouts de plastique a macher, ou des restes de chiapatis moisis. A chaque pas, il faut eviter une bouse diarrheique, des crottes de chevre ou de chien, parfois meme des excrements humains. Dans un coin, une chienne epuisee n'a pas la force de nettoyer ses chiots nouveaux-nes qui se trainent dans leur sang. Partout, des nuees de mouches, qui materialisent presque les odeurs affreuses qui flottent, epaisses, dans l'air. Les gens sont mornes, les sourires rares, les comportements ecoeurants, notamment ces hommes qui ne cessent de cracher de longs jets de salive rougis par le betel, et qui soulagent leur vessie n'importe ou, des que l'envie leur en prend. Comme des chiens. Meme au bord de l'eau, on devine la grandeur passee de temples et de palais, mais rien n'est entretenu ni respecte. Un palais du XVIIe siecle a ete abandonne comme une coquille videe de ses richesses ; sa facade, qui donne directement sur un ghat, sert officiellement de pissotiere a ciel ouvert.


Pire encore, c'est la durete des gens qui nous heurte de plein fouet. A plusieurs reprises, Jeremie donne quelques pieces a de vieux mendiants ; il se fait rabrouer presque a chaque fois pour n'avoir pas donne "assez". Le gerant de l'hotel nous ment au sujet des trains pour Khajuraho, afin de nous soutirer plus d'argent. Son accolyte nous vole en bourrant d'erreurs la note du restaurant. Jamais on n'a repondu a nos sourires, comme si personne ne comprenait ce que signifie ce geste simple et gratuit. Alors meme si nous y avons croise une mere souriante qui s'est arretee de trotter sur le ghat pour nous serrer la main, un gamin gouailleur collectionnant les pieces de monnaie, ou encore un conducteur de velo-taxi plein de bonne volonte malgre sa crevaison en milieu de course, nous sommes plus que soulages de quitter Varanasi...

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